Sézarine Bozor

Elle ne croyait plus en lui ni en ce qu’il avait à déblatérer. Elle lui avait dit qu’il était indigne de tout. De son amour. De leur vie de famille. Lorsqu’il avait tenté de se rapprocher d’elle, elle lui avait ordonné de ne pas la toucher, de fermer sa gueule, d’aller retrouver sa salope et de ne pas la faire chier. C’était une première, pour elle comme pour
lui.

Elle a honte de l’aimer toujours. Et presque plus fort. Elle le vénérait pendant son sommeil. Allongée à ses côtés, elle contemplait ses traits de visage sillonné par la taie d’oreiller. Parfois, il lui arrivait de vouloir déposer un baiser sur son front avant de fustiger son élan.

Elle voudrait extraire ces pensées qui la tirent de son sommeil. Bannir ces images de nudité crue qui l’assaillent. Elle ne les a pas vus mais elle les voit. Elles sont là. Ces corps enlacés. Ces poses lascives. Ces baisers dérobés. Elle aimerait enfouir sa tête dans le sable, faire table rase et tout oublier. Se persuader que ça n’a pas existé mais les pointes logées dans sa cage thoracique lui rappellent que tout est réel.

Cette histoire d’amour qui n’a jamais décollé. Cette relation qui lui a appris à ne jamais réclamer. À ne jamais protester. Elle repense à ses mots, trois jours plus tôt. Au courage qu’il lui a fallu pour décider de s’amputer de douze années. Douze ans d’une vie discutable, boiteuse, mais d’une vie à deux.

Humilié. Il s’était donné du mal pour se faire respecter de ses pairs et ce type venait de lui porter un coup, l’air de rien. Finalement, il l’avait bien cerné. Un fils à papa, une tête à claque comme il en a toujours vu.

Il aimerait appeler Yasmine pour savoir s’ils sont déjà rentrés mais il appréhende. Doit-il apporter un bouquet de fleurs, lui présenter de vraies excuses ? Lorsqu’elle l’a confronté, il n’a fait que balbutier. Il s’est déballonné et n’a rien su opposer.

Signer ce message d’un « Je t’embrasse » ou d’un « Je t’aime » est également devenu compliqué. Il a joué avec le feu et en ressent les effets lorsqu’il repense à la réaction de Yasmine, ce fameux vendredi, trois jours plus tôt. Alors, il ne veut plus d’esclandres. Il lâche son téléphone sur sa table de travail et s’enfonce dans son fauteuil. Il ferme les yeux et appuie sur ces deux paupières. Après un temps court, Niklas se redresse et prend son calepin. Il ouvre le tiroir et saisit un stylo au hasard. Il tombe sur son premier Montblanc et éprouve de la nostalgie. Ce stylo, il l’avait acheté pour la signature de l’acte authentique de vente de leur appartement. Yasmine lui avait dit qu’il en faisait peut-être un peu trop et il lui avait répondu que c’était un jour important. Il avait fanfaronné, heureux comme un paon de s’être offert un tel objet.

Le message qu’il rédige est laborieux. Il écrit quelques mots, les efface. Recommence. Il peine à trouver le bon ton et ne sait même pas comment amorcer son message. « Bonjour » étant trop froid et « Bonjour trésor » trop optimiste.

Ce type ne tirait son épingle que par sa bonne tête. Son bagout n’avait rien de lumineux. Même ses lettres de recommandation étaient fades. Elles avaient suffi à retenir l’attention de Niklas mais il en aurait fallu plus pour qu’il soit séduit et qu’il ait vraiment envie de le voir dans son écurie. En l’état, Jean-Vincent était un mal nécessaire. Il fallait étoffer l’équipe et c’était lui qu’il allait recruter mais ça aurait pu en être un autre. Niklas n’avait pas voulu répondre dans la foulée. Il avait laissé traîner trois semaines avant de se décider à faire avancer sa candidature en interne. Il ne voulait pas qu’il s’imagine être indispensable et encore moins en terrain conquis. Pourtant, pendant ce processus de recrutement, Niklas restait indécis. Ce n’était ni la tournure de leur échange ni même son air hautain qui le dérangeaient. Ce qui le gênait se nichait ailleurs. Dans les silences et les regards.

« Quand je m’engage dans quoi que ce soit, je vise l’excellence. Mon but, c’est de me hisser toujours plus haut, d’aller le plus loin possible. Dans le sport, comme vous avez pu le noter, ça m’a plutôt réussi. »

C’est un bon père et un bon mari et tu le traites n’importe comment. Tu cherches quoi, qu’il se sente délaissé et aille voir ailleurs ? » Yasmine voudrait répondre que c’est déjà fait mais préfère éviter. « Un homme ne va pas voir ailleurs pour une histoire de coup de fil.

Yasmine est irritée. Sa mère se mêle de ce qui ne la regarde pas et croit bien faire en racontant des inepties. Elle serait à l’origine de son découchage, que ne fallait-il pas entendre ? Yasmine est attentive. Sa mère s’éloigne. Elle s’échine à rassurer son gendre d’une voix chaude et affable. Et la voici qui termine avec une pointe d’affection. Yasmine le maudit.

Nécessairement. Les routines ont ça de bon. Le tout était donc de savoir s’ils simuleraient ou non. Offriraient le spectacle d’une famille unie ou pas. Pour lui, ce ne serait pas nouveau. Il le faisait depuis plusieurs années déjà.

Elle le croirait parti retrouver l’Autre et c’est un risque qu’il ne veut pas prendre. Car malgré tout, Niklas croit encore que tout va s’arranger. Il prend son ordinateur et finit par travailler. La journée se termine et il n’a rien avalé. Les enfants et Yasmine ne sont toujours pas rentrés.

Sans réseau ni relations, je fais comment pour nous faire manger après dans ta campagne ? Tu réfléchis avant de parler ? » C’était le problème. Il la dénigrait souvent alors aujourd’hui, il ne sait pas par où commencer pour se faire pardonner.Il tente de joindre Yasmine sans y parvenir. Ce qui l’aurait horripilé hier ne le gêne pas ce matin. Il n’aurait pas su quoi lui dire de toute façon. Il voudrait se réfugier dans le travail mais n’a pas la tête à ça. Il pense aux achats de Noël qu’il n’a pas fait. Ce serait l’occasion de s’y mettre, il pourrait l’attendrir grâce à ça. Pourtant, il ne peut pas sortir de chez lui. Elle pourrait rentrer et ne pas l’y trouver. Elle le croirait parti retrouver l’Autre et c’est un risque qu’il ne veut pas prendre.

Il a du mal à croire ce qui lui arrive. Il a beau savoir qu’il est à l’origine de ce bourbier, il ne s’y résout pas. La transition qui s’annonce lui est insupportable et il regrette toutes les horreurs qu’il lui a dites ces derniers mois. S’il avait su qu’il se ferait prendre, il aurait fait mine d’être intéressé par sa lubie.

Il la trouvait trop conciliante, trop douce. Alors il trouvait beaucoup de jouissance à éprouver son odorat, comme pour la punir d’être si docile. Il s’appliquait à lui parler de près et scrutait, tandis qu’il déblatérait ses inepties, le moindre rictus de suffocation. Avec le temps, il s’était lassé et ne la tourmentait que lorsqu’il lui vouait des griefs ou traînassait certains dimanches.

Yasmine a toujours cru que leur rencontre était due au hasard. Elle n’a jamais soupçonné son acharnement et Niklas préfèrerait se faire un Prince Albert que de l’avouer. Il lui avait mis en tête qu’il s’agissait d’un signe de la providence. Et, alors qu’elle ânonnait ses balivernes, il l’écoutait repu de ce qu’elle n’y avait vu que du feu. Ils étaient faits l’un pour l’autre puisque c’était écrit. Elle le répétait à qui voulait l’entendre et c’était parfait ainsi. Il l’en avait convaincue. C’est tout ce qui comptait à ses yeux. Ça et le fait de l’avoir dans son lit car Niklas avait eu faim d’elle au premier regard.

Du haut de ses vingt-huit ans, il n’était engagé à rien ni à personne. Il n’était attendu nulle part alors il la surveillait. Lorsque de nouveaux passagers affluaient et qu’elle se déplaçait, il la traquait du regard. Lorsqu’il soupçonnait un départ de rame, il esquissait un mouvement de jambes prêt à détaler aussi. Le tout était de ne pas passer pour un vicieux même si ses œillades trahissaient ses pensées.

Elle voudrait tout quitter, tout abandonner. Même eux, elle les lui laisserait. Surtout Joan, son moucheron préféré. Car Niklas affublait les membres du foyer de noms d’insectes. Moustique pour Aïna, Moucheron pour Joan et Puce pour elle.
Parfois, il recourrait à quelques variantes. « Pupuce », « La puce », « Pucinette ». Mais ça tournait autour de la même idée. La fois unique où Yasmine avait tenté un « mon criquet d’amour », il lui avait aboyé dessus en la sommant d’arrêter ses gamineries.