Antoine perdait un ami d'exception. Une susceptibilité ombrageuse d'une part, un enthousiasme despotique de l'autre avaient provoqué des moments d'humeur et d'opposition, mais deux intelligences supérieures se retrouvaient dans un domaine commun où la joie d'expliquer et de recréer le monde était aussi précieux à l'un qu'à l'autre
Le monde serait-il mal fait? Moisi est croyante, mais n'est pas dévote. Elle craint Dieu mais n'apprécie pas toujours ses pasteurs. Elle se confesse une ou deux fois par an.
"Ces Messieurs sont bien assez occupés sans que j'aille encore les tarabuster avec mes petites histoires. Elles ne les intéresseraient pas." Elle ne communie qu'aux fêtes carillonnées. Pour quelle raison? Il lui faut son café au lait au sortir du lit. "Si je reste à jeun le coeur me lève." La vérité est que Moisi a gardé une âme juvénile et une innocence qui la maintiennent en paix avec la terre entière et même avec l'au-delà. Il y a, hélas! des jeunesses délinquantes, des enfances perverses créées pour le mal. Peut-être sont-ce des êtres vieillis avant l'âge? Mais quoi de plus attirant qu'une âme pure et bienfaisante à qui le sérieux de la vie n'a pu ravir un fonds de gaminerie et une inépuisable source de gaieté.
La route blanche barre les champs d'un trait rectiligne. Quinze cents mètres tirés au cordeau dans la campagne verte. Du carrefour Ambérieu-Leyment, on aperçoit déjà le sombre massif de pins. Mon coeur bat. Le temps s'est aboli et le passé ressuscite.
Au ralenti, pour ne rien perdre des images qui surgissent, souriantes : "... Mais oui... nous sommes là... nous t'attendons...", je roule sur la route blanche.
Il suffit de traverser le palier devant la chambre de mes frères pour gagner le grenier. Quel coeur d'enfant n'a battu au seuil de ce domaine où les générations, périodes géologiques, ont déposé jour après jour leurs sédiments. L'aventure, la découverte, naissent à chaque pas. Nous tombons en arrêt devant le moindre bout de ferraille, de vaisselle ébréchée, que la poussière enrobe de feutre gris. Qu'allons-nous voir surgir derrière ces façades innocentes? L'angoisse de l'archéologue, de l'explorateur, nous fait tâter d'un doigt prudent mais avide les chaînes rouillées, les écrins vides, les vieux vêtements roulés en boule. Nous ouvrons les malles rebondies, les unes en bois clouté, les autres en cuir noir gansé de jaune.
Quel attendrissement de découvrir dans l'une d'elles un assortiment de complets de toile avec gilets sophistiqués, garde-robe de mon père. Dans une autre, une livrée de cocher, bleue à boutons armoriés, reliquat d'un temps de splendeur.
Avec une finesse et un tact incomparable, elle saura ne pas abuser de son pouvoir et rendre affection pour affection
Cette enfant timide et si sensible qu'une parole maladroite ou forcée élève entre elle et son interlocuteur une barrière parfois définitive, n'a elle pas raison de préférer aux "gens" ces amis toujours égaux à eux-mêmes et dont la compagnie n'est jamais décevante car ils savent se donner sans déchoir et se reprendre sans trahir
Les années ont passé. L'horrible guerre 1914-1918 a rapproché d'abord les membres dispersés de notre famille. Puis la mort a frappé autour de nous. Du côté paternel, la perte la plus douloureusement ressentie a été la mort du commandant Roger de Saint-Exupéry, frère cadet de notre père. Grièvement blessé à Messein, le 22 août 1914, il s'éteignait à Charleville le 9 septembre suivant. Nous perdions en lui un appui efficace car, depuis la mort de notre père, il nous considérait comme ses enfants d'adoption. Antoine, le futur chef de famille, avait fait de longs séjours au milieu de ses sept cousins, six filles, un garçon, nés de deux mariages. L'oncle et le neveu s'aimaient beaucoup.
(Le regard d'une tante sur ses petits-neveux)
Tante ne tient pas le sexe mâle en piètre estime. Elle aime la compagnie des hommes, s'égaye de leurs plaisanteries, admire leur science et a une confiance absolue dans leur jugement.
Mais les jeunes garçons jusqu'à ce qu'ils aient atteint l'âge viril sont des êtres intermédiaires entre l'homme et l'animal. Ils sont bruyants, grossiers, désordonnés, désobéissants, démolissent tout ce qu'ils touchent, ou le salissent à coup sûr. La seule conduite à tenir à leur égard est une suspicion sans relâche car ils sont capables de tout, et une sévérité sans faiblesse. La seule réponse valable à une demande d'un de ces êtres est un "non" catégorique car ils ne désirent que des choses impossibles ou tout du moins interdites.
Pâques était pour nous le symbole du printemps. Âmes romantiques, charmées par la mélancolie de l'automne, par la grâce des couleurs dont se pare la nature menacée, et vous, éternels transis, à peine ragaillardis par un juillet torride, avez-vous connu le petit printemps à la campagne, le printemps furtif et hésitant qui hasarde un brin d'herbe, une primevère, démaillotte un bourgeon et répand partout sa douceur enivrante... Ces jours sont moins émouvants par leur aspect que par leur odeur. Il y a dans l'air quelque chose de tendre, d'apaisé, l'herbe verdit à peine, les arbres sont nus, mais la respiration de la sève a parfumé le vent et son merveilleux arôme vient vous dire : "Le voici... il est revenu..."