Sophie Rollet

Cette tombe, c'était devenu une sorte de résidence secondaire. Un lieu calme, en retrait de l'agitation urbaine où il venait se reposer, plus que se recueillir, jardiner, en parlant à sa femme, comme il l' aurait fait avec un confesseur. Finalement, il lui en racontait plus qu'avant, depuis qu'elle était couchée là, bien obligée de l'écouter, sans l'interrompre...Il mettait de l'ordre dans ses pensées tout en faisant ses plantations. Petit à petit d'ailleurs, il s'enhardissait, oubliait les fleurs de cimetière pour installer dans les pots des verveines colorées, des campanules violettes... Pour un peu, il aurait mis des pieds de tomate cerise, mais Marie-Louise n'aurait pas trouvé cela bien convenable, ni respectueux.

Des décombres, et la vie qui repousse dessous, avec force. L'herbe drue entre les pierres, la galopade des ronces, la puissance des racines bousculant les murs en sortant de terre, tout ce présent qui veut exister et ensevelir les débris du passé. Martha s'assit contre un arbre et enfonça ses mains dans la terre pour s'imprégner de cette vitalité. Dans le champ de ruines qu'était devenu sa vie, verrait-elle un jour, avec cette vigueur, poindre de nouvelles pousses ?

En entrant dans la chambre, sans se décider à quitter son manteau, elle s'était assise sur le lit qui sentait encore l'humidité des maisons fermées. L'étui du violoncelle et deux grosse valises étaient posés à ses pieds.Désormais toute sa vie tenait là-dedans.C'était si peu, juste des pièces à conviction propres à témoigner du caractère bancal de son existence.Ni épouse ni amante, ni glorieuse virtuose, ni génie méconnu, ni fille aimante, ni mère généreuse. Elle avait le sentiment de n'avoir fait qu'effleurer les choses, sans aller jusqu'au bout, sans jamais rien approfondir vraiment.

Péniblement, Martha se traîne jusqu'à la sortie. Elle n'est plus la talentueuse violoncelliste qui vient de dispenser son savoir à de jeunes amateurs. Elle s'est vue dans le regard de cette femme pour ce qu'elle est devenue, une femme frappée par son conjoint, comme tant d'autres. Une histoire tristement banale. Elle porte son violoncelle comme un fardeau en se traînant jusqu'à sa voiture. Pourquoi est-elle devenue si vulnérable, qu'un seul regard peut la faire vaciller ? Ce n'est pas sa nature, elle si tenace, elle peut reprendre cent fois, mille s'il le faut la même ligne mélodique jusqu'à atteindre la fluidité nécessaire, jusqu'à comprendre où le jeu doit devenir plus expressif ou plus retenu. Oui, elle a d'ordinaire la capacité de travailler sans relâche, de ne pas se cabrer devant l'obstacle, mais de le gravir lentement, degré par degré. Il aura donc suffi de quelques gifles pour qu'elle ne parvienne plus à relever la tête ?