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Citation de Charybde2


Darren m’avait raconté qu’il avait trois ans de moins lors de sa première métamorphose, qui avait ensuite déclenché celle de Libby. Ma mère, elle, n’avait pas bronché. Elle s’était levée sans geste brusque, avait fermé la porte de la cuisine afin de leur couper toute retraite, puis elle les avait tenus en respect au bout d’un balai jusqu’au retour de Grandpa.
Trois ans de moins… Darren et Libby avaient donc une dizaine d’années.
Ça tardait à arriver, semblait-il.
Pour peu que ça arrive un jour.
Même si Libby n’en parlait pas, je savais qu’elle misait plutôt sur « jamais ». Elle ne souhaitait pas pour moi la vie que Darren et elle menaient : ne jamais rester plus de quelques mois, pousser les voitures dans leurs ultimes retranchements, puis les abandonner au profit d’une autre. Elle voulait que j’en réchappe sans ce goût pour la viande crue. Que moi je profite d’une vie normale, en ville.
Mais nous sommes des garous.
Toutes les nuits, au crépuscule, l’un d’entre nous sort brûler les déchets, car nous savons tous ce qu’il adviendra de cette poubelle si elle reste dans la cuisine et que quelqu’un se change en loup dans la nuit. La transformation brûle jusqu’à la dernière calorie de l’organisme, ne laissant qu’une faim dévorante, si bien que le premier instinct du loup – la seule obsession, d’ailleurs, qui le ronge lors des premières métamorphoses -, c’est de se nourrir.
Ce n’est pas un choix, c’est un réflexe de survie. On engloutirait tout ce qui passe à notre portée, les voisins endormis sur l’aire de repos comme la poubelle de la cuisine, pour peu qu’on vive dans une caravane louée pour quatre mois.
Ça a beau paraître idiot, c’est la vérité.
Quand le loup ouvre les yeux pour la première fois, l’odeur de la poubelle semble si alléchante, si parfaite. Et si proche.
C’est là que le bât blesse.
On y trouve toutes sortes de choses impossibles à digérer, aussi cruelle soit la faim.
Imaginez-vous, au réveil, avec le couvercle découpé d’une boîte de conserve dans les boyaux. Darren prétend que ça revient à avaler une lame de scie circulaire en vitesse lente. Tout ça à cause de la fragilité de l’humain au petit matin. Même un lien de fermeture de sac congélation en métal risquerait de vous perforer l’estomac.
Le loup, lui, ne fait pas la différence. Il ne pense qu’à bâfrer, tout de suite.
Hélas, l’aube finit toujours par poindre. Ils sont si nombreux, les loups-garous à en avoir payé le prix, m’avait un jour raconté Libby. Tant de morts, poignardés de l’intérieur par les dents brisées d’une fourchette. La vésicule ou le pancréas transpercé par un os de bœuf jeté intact. Elle aurait même entendu parler, disait-elle, d’un loup mort d’avoir dévoré un chien domestique équipé d’une broche chirurgicale dans le bassin. La tige métallique, qui avait glissé sans peine dans le gosier du loup en même temps que les os croquants de l’animal, s’était muée, au matin, en une lance fatale à l’être humain.
Avec un regard appuyé et l’air solennel, Libby avait insisté sur le mot « lance », afin de s’assurer que je lui accordais l’attention adéquate.
C’était le cas. Dans un sens.
Je sortais systématiquement les poubelles. Parce que je savais ma transformation imminente. Parce qu’une nuit je tomberais à quatre pattes dans le long couloir qui menait à ma chambre, que je reniflerais la table basse, puis me concentrerais sur une fragrance bien plus riche émanant de la cuisine – je n’en doutais pas un seul instant. Quand bien même Libby prenait toujours soin de ne pas y laisser traîner de laine d’acier ou de bidon de javel. Quand bien même nous gardions sur le comptoir un pot de poivre noir à saupoudrer sur les déchets qui s’accumulaient au fil de la journée.
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