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Citation de Wyoming


Qu'est-ce qui s'était passé pour qu'un peuple devînt un agrégat d'individus persuadés de n'avoir rien à partager les uns avec les autres? Le shopping, peut-être? Les marchands avaient réussi leur coup. Pour beaucoup d'entre nous, acheter des choses était devenu une activité principale, un horizon une destinée. La paix, la prospérité, la domestication, nous avaient donné l'occasion de nous replier sur nous-même. Nous cultivions nos jardins. Cela valait sans doute mieux que d'engraisser les champs de bataille.
J'avais eu, en Afghanistan, une conversation avec deux jeunes capitaines français. Nous avions longuement parlé, assis sur un rocher dans le parfum des armoises. On s'était demandé pour quel motif nous serions prêts à mourir. La patrie? avais-je avancé. Ils s'étaient écriés qu'ils aimeraient bien. Encore eût-il fallu que ceux qui nous dirigent la glorifiassent. Les petits capitaines avaient ajouté tristement que c'était loin d'être le cas. La cause était décotée. Le mot même était ringard. Or personne ne veut mourir pour une idée honteuse. Qui se jetterait dans un jeu dont on vous explique qu'il n'en vaut pas la chandelle? C'était précisément là où le génie de Napoléon s'était déployé. L'Empereur avait réussi une entreprise de propagande exceptionnelle. Il avait imposé son rêve par le verbe. sa vision s'était incarnée. La France, l'Empire et lui-même étaient devenus l'objet d'un désir, d'un fantasme. Il avait réussi à étourdir les hommes, à les enthousiasmer, puis à les associer tous à son projet: du plus modeste des conscrits au mieux né des aristocrates.
Il avait raconté quelque chose aux hommes et les hommes avaient eu envie d'entendre une fable, de la croire réalisable. Les hommes sont prêts à tout pour peu qu'on les exalte et que leur conteur ait du talent.
Le petit Corse avait utilisé toutes les techniques de la publicité. Il avait mis en scène son sacre, embrassé un héritage sans procéder à l'inventaire, imaginé une nouvelle esthétique. Il avait distribué de nouveaux titres, réécrit les pedigrees, inventé des récompenses. Sous ses mains de marionnettiste, une nouvelle cour s'était mise en place. Le système reposait sur le mérite: tout le monde pouvait décrocher la timbale et postuler aux charges suprêmes. Vous étiez commis charcutier? Vous pouviez finir maréchal! Il n'était plus nécessaire d'être bien né, il suffisait d'être ardent! Il avait produit des slogans. Ses répliques s'étaient imprimées dans l'inconscient collectif. Sa correspondance et ses bulletins avaient fait office de communiqués pour les affaires immédiates et d'archives pour la postérité. Ala bataille, il avait bousculé les vieilles règles. Il avait érigé l'opportunisme en art de la guerre. Ses faits d'armes étaient des coups de théâtre. Il avait affolé les polémologues, se fiant à son étoile, en malmenant les théories. Nimbé de ses victoires, il avait composé une géographie de la gloire. Austerlitz, Wagram, Iéna réchauffaient les coeurs, enflammaient les esprits. Dans l'architecture de la légende, il n'avait rien négligé: avec son Code, il avait même doté l'Empire d'un petit livre rouge!
On ne manquait pas de communicants, nous autres. Mais ils ne nous parlaient pas la même langue. Il ne s'agissait plus de conquérir l'Orient en chargeant à cheval. En guise d'horizon, on nous dessinait des machines à café automatiques et des écrans plats. L'objectif n'était pas la gloire, mais le droit à un pavillon recevant la 5G. D'ailleurs, "héros", c'était le nom que la presse donnait aujourd'hui aux pères et aux mères de famille.
Le dôme d'or resplendissait. Goisque avait bien fait les choses. Il avait téléphoné au gouverneur militaire de Paris et obtenu que nous pénétrions à moto dans la cour d'honneur. Nous fendîmes une file de touristes. Les Japonais ouvraient des yeux ronds. Les gendarmes s'effacèrent contre les grilles. Vitaly était fier. Il n'avait pas l'habitude que la maréchaussée lui tienne la porte.
Notre petite colonne d'ouralistes-radicalistes-napoléonistes, comme l'appelait Vassili, s'aventura sur les pavés. Nous roulâmes en rang, effectuâmes une demi-volte à gauche, rangeâmes les machines et coupâmes les gaz au fond de la cour, sous la statue de Napoléon. nous nous trouvions à quelques mètres de son tombeau. Nous avions tendu un fil terrestre de Moscou jusqu'en cette cour.
Quelques amis étaient là. Ils étaient venus nous embrasser. Ils étaient étonnés car nous ne parlions pas. Nous nous contentions de nous tenir là, sous la statue de bronze.
J'avais l'impression de me réveiller d'un songe long de quatre mille kilomètres.
Qui était Napoléon? Un rêveur éveillé qui avait cru que la vie ne suffisait pas. Qu'était l'Histoire? Un rêve effacé, d'aucune utilité pour notre présent trop petit.
Le ciel se voila, quelques gouttes tombèrent.
J'eu soudain envie de rentrer chez moi et de prendre une douche pour me laver de toutes ces horreurs.
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