[L]e geste de délégation, qui se veut restitution et qui est le plus souvent recréation, de la parole, est, on le sait, fondamentalement ambivalent : comment faire entendre la voix des victimes de l'injustice sans redoubler la violence subie par une confiscation de la parole ? Si cette question est ancienne et a notamment alimenté, au XXe siècle, tout le discours sur la « conscience malheureuse » de l'écrivain, écartelé entre son public réel (bourgeois) et celui auquel il aspire (populaire, et notamment ouvrier), on notera qu'elle se pose à l'heure actuelle avec une acuité particulière. Sur l'arrière-plan d'une défiance démocratique, plus radicalement égalitaire, à l'égard de toute représentation, la prétention d'écrire « pour », c'est-à-dire non seulement « en faveur de » mais aussi « au nom de », est devenue moins légitime et, partant, de moins en moins recevable. C’est là un des défis majeurs auxquels se heurtent les écrivains engagés contemporains, sommés de renégocier les termes dans lesquels ils envisagent le caractère performatif de leurs œuvres.