Boire de l’eau devait presque se faire au pas de course ! Parce que s’il fallait en plus s’arrêter toutes les deux minutes pour boire ou pisser, alors là on n’allait pas s’en sortir… Une telle idiotie faisait râler sa mère, elle était patiente seulement elle avait ses limites, mais autant dire qu’elle aurait pu même hurler que ça n’aurait rien changé à l’ordre des choses établi par le patriarche.
Elle n’avait pourtant pas encore 25 ans, même pas un quart de siècle, et tout à coup l’avenir lui faisait peur, elle ne voulait plus de tout ça, ça faisait mal tout le temps, ça salissait tout sur son passage, à chaque fois ça laissait derrière des tâches indélébiles dans le cœur, impossible de les enlever ; une fois morte, lors de son autopsie, les toubibs, eux, comprendraient ce qu’elle avait vécu. Eux seuls mesureraient la puissance de sa douleur. Une fois qu’ils auraient fini d’arracher son cœur épuisé de sa carcasse ça leur sauterait aux yeux tout de suite, car ses blessures seraient tatouées dedans, c’était certain, elle avait senti chaque fois les aiguilles entrer, injecter leur encre pourrie puis ressortir. Lorsqu’ils tripoteraient cette chose inerte entre leurs mains, ils seraient peut-être même tristes d’y voir dedans des histoires pareilles. Peut-être même détourneront ils les yeux pour ne pas les voir. Peut-être…
...s’il y avait un truc encore plus pourri dans ce merdique enfer, c’était bien l’union de deux de ces êtres plus ou moins charnus, plus ou moins mâles ou femelles, empêtrés dans des sentiments que seuls les plus sombres crétins de l’espèce oseraient encore appeler amour.
et de petites économies pour l'achat d'une Rolex, avant cinquante ans si possible, histoire de ne pas rater complétement sa vie.
Une mosaïque d'instants pour ses derniers instants, le sentiment net d'une vie qui partait en lambeaux.
Le malheur, ça commence toujours par un petit truc idiot, Arno comprenait ça tout à coup, avant une tempête tout est calme, on se sent heureux, puis le temps d’un coup de vent,hop,la rafale passée tout est abimé. Définitivement abimé.
Emrys avait un peu de mal à se faire à ce nouveau monde où les valeurs financières passaient en force et sans aucun scrupule avant la valeur humaine.
Il la voyait marmonner des choses, impossible de savoir quoi exactement, il s'agissait de courtes syllabes, inaudibles, même pour lui, certainement des fins de phrases qu'elle avait commencées dans sa tête, des émotions qui craquaient peut-être, qui se détachaient comme ça, en autant de morceaux brisés mais toujours vifs, puis qui partaient à la dérive, loin, plus loin, pour s'échouer enfin sur ses lèvres avant de se fondre dans le vent.
L’histoire n’était pas encore écrite. Peut-être allaient-ils éviter de se déchirer, pourquoi pas, en regardant bien c’était complètement crétin d’en arriver là, en tout cas ça n’était pas une fatalité, il n’était écrit nulle part qu’il s’agissait d’un chemin obligé. Peut-être s’endormiraient-ils ce soir tous les deux dans les bras l’un de l’autre. Réconciliés. Parce qu’après tout ce n’était pas grand-chose quoi, un petit rien, une broutille. Et puis parce que les grandes histoires ne s’étaient jamais écrites par un alignement ridicule de petites histoires. Tout simplement.
Depuis l’enfance elle avait été un peu trop rêveuse, un peu trop romantique, un brin naïve aussi et franchement, avec tout ça bien secoué dans une seule tête, le cocktail final ne pouvait finir qu’en catastrophes.
C’est bon pour les idiots ces trucs-là, c’est juste une légende inventée pour faire peur, pour rendre le troupeau docile, pour faire accepter au peuple sa condition de misère, sa condition d’exploité, d’intouchable, pas de chance, tu es mal né, mais t’inquiète pas, tu renaitras, tu verras, et ce sera vachement mieux pour toi, enfin peut-être, ce n’est pas non plus contractuel, hein, faut pas déconner non plus, les voies du Seigneur sont impénétrables, tu sais bien… Réveille-toi Arno, tu es un homme intelligent! Raisonnable ! Tu as lu Balzac quand même !