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Citation de ZahraAroussi


D'un autre côté, comme je le sais sans l'ombre d'un doute par l'expérience de toute ma vie, les pensées absurdes sont souvent justement les pensées les plus claires, et les plus absurdes les plus importantes de toutes. En me détournant de mes travaux scientifiques, en me rappelant à nouveau ma grande prédilection pour la musique, en reprenant à partir de la fin de l'été ma confrontation avec Schumann, j'avais pensé échapper à ma maladie, ce qui s'était révélé être une erreur. La musique n'avait pas cette année le même effet sur ma téte et sur tout mon être que les années précédentes, chaque fois c'était la musique qui m'avait sauvé d'un naufrage certain et de l'anéantissement, mais ce dernier recours n'agissait pas cette année. J'étais allé, c'est ainsi que je me revois nettement maintenant, avec toutes les forces qui me restaient et avec mes partitions de Schumann, dans la pièce que j'appelais la pièce aux araignées, la plus froide de la maison, juste à côté de la pièce aux livres, et j'avais essayé de recommencer à m'expliquer à fond avec Schumann. Toute ma vie, Schumann m'a hanté, comme aucun autre compositeur, Schopenhauer le philosophe d'une part, Schumann le compositeur d'autre part, mais tout à coup je n'avais plus trouvé accès à cette musique de Schumann, et je m'étais dit : voilà que tout à coup tu ne trouves plus accès à cette musique de Schumann à laquelle tu as toujours eu accès, la musique de Schumann a toujours été pour moi le salut, tout comme Le Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer d'un autre côté, et j'ai dû renoncer à ma tentative de me sauver de mes dépressions grâce à Schumann. J'étais, comme bien peu de gens, capable de me retirer tout seul dans un coin avec une partition, et d'entendre la musique contenue dans la partition, je n'avais pas besoin d'instruments, au contraire, sans les instruments de l'orchestre, j'entendais la musique beaucoup plus claire, plus pure, ce qui était authentique pour moi, c'était d'entendre son architecture, en ne l'écoutant qu'à l'aide de la partition, et, bien entendu, dans le plus grand silence ambiant possible. Pour cela, il est indispensable d'avoir l'oreille absolue. Ni Schopenhauer ni Schumann n'avaient provoqué ne serait-ce qu'une atténuation de mon état, un apaisement donc de mon état affectif comme de mon état mental, qui étaient toujours aussi intensément affectés par ma maladie. Mon état mental et mon état affectif en étaient toujours au même point. Pendant des années il m'avait été possible d'être sauvé par Schopenhauer, et sinon par Schopenhauer, par Schumann, mais maintenant aucun des deux, malgré tous mes efforts, n'agissait plus sur moi. Comme si tout avait été mort en moi, en ce qui concerne Schopenhauer et aussi Schumann. C'est justement à ces deux-là que lout mon être avait toujours été le plus réceptif et le plus reconnaissant, et voilà que je n'en avais plus ni le goût ni la compréhension. Et c'est cela, de ne plus pouvoir être sauvé ni par Schopenhauer ni par Schumann, cette épouvantable découverte qu'il est vraiment possible, devant Schopenhauer comme devant Schumann, d'être mort par l'esprit et par les oreilles, c'est l'inouï de cette révélation que j'étais complètement immunisé contre la philosophie comme contre la musique, qui m'avait probablement précipité dans cet état de tout mon être, de ma tête et de mon corps n'en pouvant littéralement plus, et j'étais sorti de ma maison, et j'avais couru à travers la forêt chez Moritz. Et, effectivement, je me rappelle qu'à peine arrivé chez Moritz je lui avais dit : ni Schopenhauer, ni Schumann, ce qu'il n'a sans doute absolument pas pu comprendre, car je n'avais pas pu mieux m'expliquer. Le fait que tout d'un coup je n'aie plus accès ni à Schopenhauer ni à Schumann, ceux à qui j'avais toujours eu accès aussi loin que je me souvienne, m'avait plongé dans cet état d'angoisse meurtrière, et il fallait, si je ne voulais pas devenir délirant ou carrément fou furieux, que je sorte et que j'aille chez Moritz. L'atrocité soudaine de cette crise avait au moins eu pour effet de me chasser de chez moi et de me pousser chez Moritz. Ni Schumann, ni Schopenhauer, avais-je dit à Moritz, en m'installant à ma place du coin dans sa pièce aux classeurs, avant d'agresser Moritz avec tout ce qui me passait par la tête, et certainement de le blesser de la manière la plus déplacée. Et puis, tout à coup, les Suisses avaient fait leur apparition, ils étaient entrés dans la maison de Moritz, et cela avait été le tournant, et donc le salut.
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