Si l'on regarde au loin, en pénétrant vers l'intérieur de la tourbière, les premières impressions tendent vers la monotonie et l'uniformité, mais l'expérience ne tarde pas à les combattre, en venant constamment vous rappeler, par la difficulté que l'on éprouve à avancer, ce qui se trouve sous vos pieds ou immédiatement devant vous. Les obstacles les plus sérieux sont les zones plates où l'eau luit par éclairs entre les touffes de sphaigne ; on est tenté de sauter d'un petit coussinet au suivant, mais on est vite obligé de faire marche arrière lorsqu'ils commencent à s'espacer ; il faut alors faire un détour jusqu'à une zone exhaussée, creusée de trous, et après s'y être frayé un chemin tant bien que mal, pendant quelque temps, se hisser sur une arête prometteuse de roche et de bruyère, qui se révèle être un promontoire ayant à son extrémité un nouveau marécage de carex. Tout cela peut entraîner lassitude et inquiétude, mais c'est un pur enchantement lorsqu'il fait beau, que les après-midi sont longs et que rien ne presse. Quelquefois, je rentre d'une promenade de ce genre la tête si vide que j'ai l'impression qu'elle n'a pas été traversée par la moindre pensée, la moindre observation d'un bout à l'autre de la journée, et j'éprouve le sentiment d'avoir vu les choses telles qu'elles sont quand je ne suis pas là pour les voir.
Un peu plus haut, la petite route devient un de ces étroits sentiers que les Irlandais appellent un boreen, bordé de fuchsias et d'épine-vinette, qui grimpe jusqu'à une vieille barrière branlante, faite de de morceaux de bois attachés ensemble avec de la ficelle de jardin, laquelle barrière donne accès à un terrain communal marécageux, la "montagne", comme on appelle ces endroits dans le Connemara, qu'ils fassent partie des basses-terres ou des hautes-terres.
Ces dernières années, à de nombreuses reprises, mes explorations de Roundstone Bog, la tourbière de Roundstone, m'ont mené à un endroit du nom de Scailp. Depuis le village de Roundstone, au bord de la mer, il existe plusieurs chemins distincts pour s'y rendre, dont aucun n'est facile. Les tourbières constituent un terrain enclin à l'obstruction, aux discussions, aux chicanes, aux contestations; elles exigent des négociations pied à pied. L'exploit que représente un aller et retour jusqu'à Scailp en un seul après-midi me laisse fourbu, mais grisé ; je me prends à admirer ma capacité d'avancer aussi vite sur une surface aussi traîtresse et je dois me rappeler que ce n'est qu'un prêt de la bonne fortune, qui ne tardera pas à m'être retiré. Dans l'idéal, me semble-t-il, on devrait entreprendre une randonnée avec autant de respect pour ses impératifs horaires, ses structures et ses cérémonies d'humeur qu'on en accorde à l'audition d'un morceau de musique.
Des poteaux télégraphiques s'appuient contre les branches des aulnes, à la lisière d'un petit bois sombre, il émane de ce décor une rusticité ébouriffée par le vent ; il a besoin de se repeigner et de faire disparaître ses pans de chemise dans son pantalon avant de regagner la grand-rue.