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Citation de hcdahlem


INCIPIT
Katia Koné
Je sortais tout juste de l’enfance, j’étais à un âge où l’on se dit que la vie ne vaut pas grand-chose, où l’on claironne que l’on voudrait se foutre en l’air et où l’on feint la mélancolie à la moindre contrariété parce que la dépression est encore quelque chose de séduisant, d’énigmatique et de romantique. Pour survivre, je courais après le fantastique, le ténébreux, je m’enveloppais dans des habits trop grands pour moi, j’imitais les attitudes et les poses en noir et blanc des Clash, dont je tapissais ma chambre de posters, leur aura sulfureuse sur papier glacé. Je n’étais qu’une jeune lycéenne élevée dans le calme propret des bords de Loire, mais je me persuadais d’évoluer dans la crasse londonienne, je m’imaginais des odeurs de fog et de bière éventée entre les briques cramoisies des mansions anglaises, sous le bas ciel britannique, tandis que les hymnes incendiaires échappés de mon walkman me cognaient les tympans. J’arborais une crête de cheveux pourpres pour ressembler à mes idoles et j’écrivais des poèmes virulents dans un calepin que je rangeais dans la poche intérieure de ma veste en jean perforée de pin’s et d’épingles à nourrice. Je fumais. Je buvais. Et chaque verre bu, chaque cigarette fumée l’était en essayant d’imiter mes héros, les Clash et leurs quatre gueules d’ange, anguleuses et blanchâtres, drapés dans leurs perfectos brillants. Je voulais leur ressembler. Je voulais devenir comme eux. Je rêvais que ma vie soit la leur.
J’étais entre deux âges.
J’avais dix-huit ans.
C’est là que tout a commencé.
J’habitais Nevers. Nevers et son insupportable quiétude. Nevers et sa Loire pas encore magistrale, encore rivière anodine, glissant mollement telle une inéluctable marée noire le long de ses rives écussonnées de crépis sales et de toits en ardoises qui se confondaient avec la couleur du ciel. Nevers qui vivotait dans des habits trop grands pour elle, des manoirs à tourelles et des jardins à la française, témoins de son histoire royale, aujourd’hui occupés par des institutions préfectorales médiocres et des chambres de commerce. Nevers qui ressassait le nom de son maire dans tous les foyers, à tous les comptoirs de bar, parce qu’il semblait que, pour une fois, quelqu’un avait réussi à s’extirper de cette soupe fade. Grâce à lui, on pouvait désormais entendre prononcer le nom de notre ville à la télévision nationale, ce qui revenait pour la plupart des habitants à une bénédiction, comme si à travers ce « Nevers » ou ce « Pierre Bérégovoy » articulés par le présentateur du JT, c’était un peu de nous qu’on causait, nous qui étions habituellement si éloignés de tout ça, comme si nous en tirions une gloire toute personnelle.
Mais malgré notre maire, ministre des Finances de la France entière, malgré la télévision, Nevers restait Nevers, l’ennui gonflait à mesure de mes rêves d’émancipation, de mes envies de liberté, à mesure que je prenais conscience que mes poèmes ne sortiraient jamais des quatre murs de ma chambre et que je n’insufflerais jamais le vent de la révolution punk sur la scène poétique française.
Je haïssais cette ville. Je la haïssais fabuleusement.
Après minuit, les rues assoupies s’exposaient sous la lueur jaunâtre des lampadaires dont les halos soporifiques grésillaient devant les volets clos et ne s’éteignaient qu’avec le lever du jour. Et dans ce terrain de jeu bien trop petit, notre bande lycéenne rejouait ce que nous pensions être la folie insomniaque des plus grandes capitales. Les nuits où nos parents nous laissaient sortir, nous roulions d’épais joints de mauvais haschisch, buvions au goulot de vieilles bouteilles de calvados oubliées au fond des buffets à alcool familiaux, nous promenions notre ennui ivres dans les rues en nous cachant dans des bosquets taillés en fleurs de lys lorsque les patrouilles de police approchaient. Parfois, l’un d’entre nous apportait une bombe de peinture et nous taguions, comme c’était la mode dans les banlieues françaises, notre lassitude dans des phrases révolutionnaires, pensant peut-être que cela permettrait une prise de conscience collective de l’ennui qui plombait la jeunesse d’ici, mais c’était peine perdue. Nous ne récoltions que de sèches brèves dans l’édition du Journal du Centre: ils font désormais partie du paysage urbain, les tags, une pollution visuelle qui s’amplifie, le centre de Nevers a été à nouveau vandalisé, « c’est une honte de faire ça vraiment quel est l’intérêt », commente écœurée la gérante de l’agence du Crédit mutuel de l’avenue du Général-de-Gaulle…
Et les articles se concluaient avec d’autres propos du même acabit, des commérages de commerçants mécontents, sans jamais parler de l’aspect poétique et du sens profond des inscriptions. Tout cela ne faisait que confirmer la médiocrité qui m’entourait : je vivais dans un monde de cons à une époque tout aussi naze.
De ces virées artistiques, je rentrais au milieu de la nuit, dans le pavillon de mes parents un peu en retrait du centre. Je garais ma mobylette Peugeot orange dans le jardin. Je montais les escaliers qui menaient à ma chambre sur la pointe des pieds en évitant les marches qui grinçaient particulièrement. Je me glissais dans mon lit. Je me saisissais de mon carnet pour écrire des textes que j’avais la prétention d’appeler des poèmes, je filais les mots au rythme du stylo Bic, qui débordait parfois des petits carrés blancs de la page, et je me persuadais qu’un jour ces carnets seraient retrouvés, et qu’ils seraient exhumés et publiés et que, comme Kafka, mon œuvre serait érigée au rang des chefs-d’œuvre posthumes de la littérature française alors que je n’osais même pas les soumettre au journal de mon lycée et puis, tandis que j’écrivais au rythme de mon ébriété, j’entendais les petits pas de souris de ma mère qui se relevait pour aller aux toilettes, ma mère qui ne pouvait fermer l’œil avant mon retour et que j’imaginais si fluette, se retournant dans son lit toute la nuit, aux côtés des cent kilos inamovibles et ronflants de mon père, ma mère, attendant nerveusement le cliquetis de la serrure de la porte d’entrée qui viendrait la délivrer, ma fille n’a pas été renversée, ni violée, ni assassinée ce soir ! Et moi, alors, j’éteignais la lumière pour lui faire croire qu’en effet je dormais et j’interrompais de la sorte ma carrière de plus grande poétesse punk de ce tout début des années 1990. Et avant de m’endormir, la réalité de ma vie me sautait à la gueule.
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