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3.79/5 (sur 168 notes)

Nationalité : France
Né(e) à : Angers , le 25/07/1984
Biographie :

Timothée Demeillers réalise des études de sciences politiques à Lille avant de les poursuivre à Prague dans le cadre d'un échange Erasmus.

Sa passion pour l'histoire de l'Europe centrale l'amène à poursuivre des recherches sur les populations Roms de Slovaquie et de République tchèque. Il devient ensuite guide touristique et se lance dans de longs voyages à travers l'Europe de l'Est, avant de s’installer entre Paris et Londres, en tant que journaliste, et d’écrire notamment des guides de voyage.

C’est en 2014 qu’il publie son premier roman, "Prague, faubourgs Est", aux éditions Asphalte. Il faudra toutefois attendre "Jusqu'à la bête" en 2017 pour qu'il se révèle au plus grand nombre.

Publié en septembre 2020, son troisième roman, "Demain la brume", fait le portrait choral de la jeunesse française et croate des années 1990 à la veille de la guerre.

Il réside aujourd'hui à Nantes où il partage son temps entre l'écriture et l'organisation de visites touristiques.

page Facebook : https://www.facebook.com/timotheedemeillers/
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Source : https://www.institutfrancais.com/fr/portrait/timothee-demeillers
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Entretien avec Timothée Demeillers, à propos de son ouvrage Jusqu`à la bête



07/09/2017

Vous sortez à la rentrée 2017 votre deuxième roman chez Asphalte éditions. Comment avez-vous passé le cap du premier roman, et de l`écriture d`un nouveau livre ?

Au moment de la sortie du premier, je travaillais déjà sur le texte de Jusqu`à la bête, ce qui a sans doute atténué l`effet page blanche, qui peut survenir après l`achèvement d`un texte, d`autant plus qu`une des questions les plus posées à la sortie du premier était : « Alors, et le prochain ? ». J`avais à peine le premier sorti qu`on me parlait déjà du second à venir !



Votre premier roman Prague, faubourg est (2014) abordait le déracinement, l`incompréhension face à une société de consommation qui envahit peu à peu un ex-pays du bloc soviétique, la République tchèque. Avec Jusqu`à la bête, vous ancrez le récit en France, le plus souvent entre les quatre murs d`un abattoir et d`une prison. Qu`est-ce qui vous a poussé à situer l`action dans votre pays d`origine cette fois ?


J`ai du mal à détacher l`écriture du vécu. Que ce soit Prague ou Jusqu`à la bête, ces deux romans découlent d`une expérience. Pour Prague, plusieurs années en République tchèque et l`intérêt que je portais à la transition post-communiste vers des économies de marché et tout ce que ça générait en terme de bouleversements et de fantasmes.

En ce qui concerne Jusqu`à la bête, cela remonte à un boulot d`étudiant. Ma mère a travaillé pendant vingt ans dans un abattoir et j`ai eu l`occasion pendant un été d`occuper le même poste qu`Erwan dans mon livre. Cette expérience m`a profondément marqué, à la fois par la pénibilité du travail et par la violence du cadre. Et aussi étrange que cela puisse paraître, déjà, à l`époque, j`ai trouvé une véritable force littéraire à ce lieu et à ces personnages. Cependant, même si les deux textes semblent éloignés par le cadre dans lequel ils se déroulent, il me semble qu`il y a des thèmes qui se recoupent entre les deux ouvrages, sur les dérives de la globalisation et de la consommation notamment, qu`elle soit touristique ou « carnassière ».



Jusqu`à la bête Jusqu`à la bête suit donc le personnage d`Erwan, employé dans un abattoir près d`Angers, qui finit par péter les plombs face à la dureté de son boulot et à l`impasse que semble être sa vie. On a beaucoup parlé récemment des abattoirs (association L214, Faut-il manger les animaux ?de Jonathan Safran Foer, Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo), mais plutôt pour évoquer la souffrance animale. Vous choisissez de vous concentrer sur l`aspect social et humain lié à cette industrie : selon vous, l`être humain serait le grand oublié dans tout ça ?


Je pense que les deux sont indissociables. À partir du moment où les ouvriers sont poussés à une cadence de plus en plus rapide, l`animal devient une simple marchandise à transformer dans un temps imparti. Il n`y a pas de place pour prendre en compte la souffrance animale ou humaine. Sur la chaîne, l`animal devient un matériau déshumanisé à abattre, découper, dépecer et transformer le plus rapidement possible en steak haché.

Cependant, je dois dire que ces vidéos dont on a beaucoup parlé dans la presse, bien qu`elles soient sans doute nécessaires pour faire avancer le débat, ont pu me déranger par certaines réactions qu`elles ont générées et l`opprobre qu`elles ont jeté, sûrement à leur insu, sur les ouvriers d`abattoirs déjà profondément déconsidérés socialement et auxquels on a rajouté la suspicion d`être des sadiques, s`amusant de la douleur des bêtes.

Je comprends tout à fait que ces vidéos « choc » fassent avancer la cause animale, mais il faudrait peut-être davantage chercher la racine de cette souffrance animale, non pas dans les comportements dérangeants d`une poignée d`individus marbrés qui semblent s`amuser à violenter des bêtes, mais plutôt à notre échelle, dans notre surconsommation de viande, qu`on achète à tout petit prix, et qui légitime ce système de production absurde et violent, l`entretient et le perpétue.



Tout au long du livre, on sent une tension entre l`animal, le bestial, le primal, et la haute technologie incarnée par la machine, par l`usine, froide et implacable. Au milieu, l`homme est une victime collatérale de l`industrie. Qu`est-ce qui vous effraie tant dans la machine et ses rapports à l`humain ?


Il y a quelque chose d`effrayant dans le fait que la machine prenne le dessus sur l`humain et qu`elle lui impose un rythme qu`il faut toujours optimiser. Ce n`est pas un débat nouveau. Chaplin le décrivait déjà parfaitement bien dans Les Temps modernes, il y a un siècle. Néanmoins, ce qui me semble plus contemporain et effrayant, c`est la multiplication de ces boulots vides de sens. La tâche d`Erwan, que j`ai moi-même effectuée, consiste à se retrouver huit heures par jour dans un hangar frigorifié et de programmer sur une petite console à quel rail doivent être envoyées les 1 200 demi-carcasses de la journée, puis de s`assurer qu`elles arrivent à bon port. Concrètement, ce travail n`apporte rien, ne nécessite aucune qualité et ne permet jamais de récolter la moindre gratification, seulement des reproches en cas d`erreur de programmation ou de ralentissement de la chaîne. C`est un boulot qui ne laisse présager aucun espoir d`augmentation salariale ou d`ascension au sein de l`entreprise, simplement de se plier à la cadence de la chaîne, dont on ne cesse de vanter l`augmentation du rythme.



Un autre livre de la rentrée littéraire 2017 se penche sur les abattoirs, Des châteaux qui brûlent d`Arno Bertina. Là où il décide de raconter de manière chorale une aventure collective, celle d`une grève et de la prise d`otage d`un secrétaire d`Etat, vous préférez vous concentrer sur le rapport de force intime, dans le travail, entre un ouvrier et sa vie professionnelle. Etait-ce impossible pour vous de raconter une histoire collective dans un lieu aussi déshumanisé que l`abattoir ?


Ce qui m`a marqué à travers mon expérience, c`est justement ce côté individualiste qui régnait dans l`abattoir avec le délitement des liens de ce qu`on nommait la classe ouvrière. Cela est dû à plusieurs raisons, à mon avis : la multiplication des contrats précaires, des CDD et des intérimaires, et d`autre part, les réglementations plus strictes, notamment quant à l`alcool, qui ont contribué au recul des liens sociaux entre les ouvriers. Je n`ai pas encore lu le livre d`Arno Bertina, mais il fait partie de ceux que je compte lire.


Est-ce que vous allez suivre la rentrée littéraire cette année, et si oui pouvez-vous nous parler un peu d`auteurs et de livres que vous comptez lire ?


Justement, le livre d`Arno Bertina, Des châteaux qui brulent. J`avais adoré les deux premiers de Julia Deck, je vais lire avec beaucoup d`intérêt Sigma, son nouveau. J`ai entendu plein de bonnes choses du livre de Jakuta Alikavazovic, L`Avancée de la nuit, ou encore de ceux de Quentin Leclerc, La ville fond aux Éditions de l`Ogre, Un funambule sur le sable de Gilles Marchand(aux Forges de Vulcain), ou encore de Edgar Hilsenrath, Les Aventures de Ruben Jablonski au Tripode, et puis plein d`autres encore que j`oublie…



Timothée Demeillers et ses lectures

Quel est le livre qui vous a donné envie d`écrire ?


Sans grande originalité, et je suis obligé d`en citer plusieurs ici : Sur la route de Jack Kerouac, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, le Voyage de Louis-Ferdinand Céline, Les détectives sauvages de Roberto Bolaño, Demande à la poussière de John Fante, tous pour leur souffle et leur rythme littéraire, bien qu`ils soient différents.


Quel est l`auteur qui vous a donné envie d`arrêter d`écrire (par ses qualités exceptionnelles...) ?


Zone de Mathias Enard, c`est le livre que j`aurais aimé écrire.


Quelle est votre première grande découverte littéraire ?

Ce n`est certainement pas ma « première découverte littéraire », mais Jean Rolin est très certainement l`auteur dont je préfère l`univers littéraire. Son flegme de voyageur désenchanté est absolument irrésistible.



Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?


Sur la route de Jack Kerouac.


Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?


La Recherche de Proust, je me suis arrêté après A la recherche du temps perdu, tome 1 : Du Côté de chez Swan... .


Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs?

Jérôme : (L`enfance de Jérôme Bauche) de Jean-Pierre Martinet publié chez Finitude, c`est un texte fou qui mêle la prose d`un Céline au loufoque de John Kennedy Toole.

 

Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?

Bon, c`est difficile cette question et la réponse est totalement subjective, mais je me souviens d`avoir détesté La Chartreuse de Parme de Stendhal. Peut-être faudrait-il que je le relise ?


Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?



Je suis assez peu friand de citations…


Et en ce moment que lisez-vous ?


Je termine tout juste Article 353 du code pénal de Tanguy Viel, un texte beau, sobre et profondément humain sur la Justice et le juste.

Entretien réalisé par Nicolas

Découvrez Jusqu`à la bête de Timothée Demeillers aux éditions Asphalte :


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Vidéo de

VLEEL 224 Rencontre littéraire avec Timothée Demeillers, Jusqu'à la bête, Éditions Asphalte


Citations et extraits (63) Voir plus Ajouter une citation
Arrivé devant chez mes parents, mon chauffeur m’a demandé si c’était bien là. « C’est la première fois que je vois une Noire avec un bouquin », il a ajouté, le plus naturellement du monde, comme s’il me faisait un compliment.
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On est déjà foutu, le coeur, les poumons, le foie, les articulations, les muscles, les os, tout ça salement amoché, et on revient s'amocher tous les lundis, retour au poste, comme aimantés, enimeux et destructeur. Qui s'infiltre dans les pores de nos peaux. Dans les fibres de nos muscles. le temps nous faisant vieillir alors que l'horloge tourne à peine. Les secondes interminables. Infinies. Le temps sans répit. Sans lueur. On n'attend plus que la mort. Et elle est la seule à nous attendre. Personne d'autre. Rien d'autre. D'ailleurs, pas besoin de grandes études pour voir le nombre de ceux qui nous ont déjà quittés. Emportés par le désespoir, par l'alcool, par la cigarette, nos drogues de destruction massive à nous. Emportés par le vide. Par l'absurdité de nos existences. Par nos gestes machinaux et répétés. Par l'impression de n'être personne. De ne servir à rien. D'être des muscles. Des bras. Des mains. Des prolongements de la machine. Qui nous impose son rythme. Auquel on s'adapte. Sur lequel on se calque. Sans même plus s'en rendre compte. Heureusement. Heureusement. Heureusement.
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Les peurs individuelles nourrissaient la peur collective qui à son tour rejaillissait sur les peurs individuelles.
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Deux mondes hermétiques côte à côte. L’administration et la production. L’administration avec leurs belles affiches d’ouvriers heureux, qui ouvrent de belles bouches remplies de belles dents bien blanches. Qui rient de bon cœur. Personne n’a des dents comme ça, sur la chaîne. Tous ont la dentition amochée. Les dents noircies par des années de tabac. Les dents jaunies par les abus d’alcool. Les trous béants dans le sourire. On remplace jusqu’aux prémolaires, et après tant pis. C’est pour ça qu’on ne rie jamais à gorge déployée, à l’usine. On serre les lèvres. Qui cachent les trous. Qui cachent la misère. Mais c’est l’image que les patrons se font de leurs travailleur. Des ouvriers heureux. Des ouvriers joviaux. Des ouvriers blagueurs. Mais ici, dans cette petite salle, pas d’ouvriers radieux.

Pages 128-129, Asphalte, 2017.
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15h37, encore trois heures à trimer,

15h46, putain ça fait que neuf minutes,

16h05, mais merde la montre est bloquée aujourd’hui ou quoi,

18h07, allez plus qu’une vingtaine de minutes, plus qu’une vingtaine de minutes les mecs,

mais vingt minutes, est-ce-qu’on se rend compte ce que ça signifie au fond des abattoirs, au cœur de la paralysie du temps, c’est tellement long qu’on l’échangerait volontiers contre une année de retraite parfois, si elles pouvaient filer comme ça ces vingt minutes, qu’elles deviennent volatiles et légères, sauf que rien n’est léger là-bas, que ce ne sont pas les quelques verres de vin rouge à midi qui y changent quoi que ce soit, d’ailleur, à part peut-être nous alléger momentanément de 14h à 15h, pendant une heure, la tête ailleurs, on peut se laisser divaguer, penser à autre chose, et le temps passe alors presque normalement, tic tic tic, rime avec clac, clac, clac, mais bientôt la légère ivresse s’évapore et comme s’il fallait compenser cette brusque accélération du temps, les secondes se font soudain bien plus lentes, bien plus fatiguées, bien plus pénibles, le temps s’étire, s’étiole, les cerveaux se ralentissent, la lente descente de l’alcool, et alors les clacs, clacs, clacs [chaîne de l’usine] se feront plus forts, plus réguliers, plus bruyants, viendront davantage marteler mon crâne et le crâne de tous ceux autour de moi.

Alors, si tout devient trop bruyant, il y a toujours moyen d’alle fumer un joint, se planquer quelques minutes avec Paul, un petit jeune qu bosse aussi sur la chaîne d’abattage. Pour échapper à cet endroit. Aux gestes répétés à l’infini. Paul et moi juste à côté de la guérite des fumeurs, adossés au hangar, un peu en retrait, un peu planqués, un joint fumé en silence, en aspirant de grosses bouffées pour faire monter l’effet plus vite. L’odeur qui se répand jusqu’à la guérite. Personne n’est dupe. Mais on n’irait pas dénoncer. Chacun sa technique pour rendre l’environnement supportable. Tout le monde a sa solution.

Pages 60-61, Asphalte, 2017.
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On commente les élections sans trop y croire. T’as vu la Marine ? T’as vu l’autre, le nabot, le Sarko ? T’as vu Hollande ? Personne n’est dupe. On ne vote plus. Ou alors Marine. Mais c’est la même chose. C’est le vote de la dernière chance pour ceux qui prennent encore la peine de se déplacer. Le seul parti qu’on ait pas essayé. Alors on se dit qu’ils ne peuvent pas être pires. Et puis que les solutions sont concrètes au moins. Des communistes, il n’en reste qu’une poignée à l’usine. Ils se font chambrer. "Alors les cocos. Alors les rouges. On partage son paquet de clopes, les soviétiques." Ils essaient de nous dire que Marine, ce n’est pas là solution. On n’en sait rien, de toute façon, ce que c’est la solution. Ce qui est sûr, c’est qu’aucun des autres n’est la solution. Surtout pas les communistes et leurs 1,5%. Marine, on n’y croit pas plus que ça, mais on se dit "on sait jamais". On sait jamais. Tous des pourris. Tous des pourris. C’est ça qu’on commente le plus quand la discussion parvient à décoller. Les affaires. Les scandales. Enfin ce qui nous sert de prétexte pour ne pas voter. Ou voter Marine. Tous des pourris.

Page 65, Asphalte, 2017.
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Le vent froid a gommé les frontières
La houle a atteint le sommet des arbres
A obscurci les sentiers de montagne
Laissant des villes brûlées, du gros sel
Et les cris du silence.
Seules les rôdeurs de tôle rouillée,
Le grésillement des générateurs,
Et les cumulus au-dessus des centrales
Prouvent qu’il y avait des humains
Ici avant
Dans ma Yougoslavie.
Demain la brume
Demain la brume
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Et moi qui pensais que l'abattoir n'occuperait qu'un tiers de mon temps, et me servirait à passer les deux autres tiers peinard, à l'abri du besoin, eh bien je me suis trompé. Sévèrement. Je vis pour l'usine. Je vis par l'usine. Même ici. Elle s'est greffée à moi. Il faut que je m'y fasse. Comme une horloge intérieure. Un petit cliquetis permanent.
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C’est après une manifestation que j’ai rencontré Pierre-Yves. En ce mois de novembre 1990, les lycéens étaient dans la rue. Moi aussi, j’étais allée bruyamment manifester. Je séchais les cours, parcourue par un excitant sentiment de transgression. Il faisait gris. Un brouillard épais était remonté du fleuve et avait tout enveloppé de son humidité molletonnée. La ville suintait. Dissimulée dans la poisse de la brume, je riais, je chantais, je crachais mon mal-être dans des formules bien ficelées, reprises avec vigueur par toute la masse humaine autour de moi.
Jospin ta réforme tu sais où on se la met, du pognon pour les lycées par pour l’armée, des pions pour l’éducation.
L’ambiance était joyeuse. Je répétais les slogans à tue-tête. Je hurlais. Je braillais. Au fond, je ne savais pas grand-chose sur quoi que ce soit mais ça n’avait aucune importance. Le mal-être que nous ressentions était véritable, lui. Nous, les « cocus de l’histoire », les lycéens trompés par toutes les convictions auxquelles avaient cru nos parents. On nous taxait d’individualistes. On nous taxait d’égoïstes. On nous taxait de nihilistes. Mais était-ce notre faute si nous avions assisté à l’écrou¬lement de toutes les idéologies ? S’il semblait ne rester aucun idéal pour lequel s’engager ? Alors là, serrée dans la foule aux côtés de mes camarades de classe, je voulais croire que notre lutte mettrait un coup d’arrêt à ce projet liberticide et que notre manifestation serait la première d’un mouvement massif et global qui marquerait l’histoire. Une nouvelle révo¬lu¬tion dont la France, et le monde, avaient bien besoin.
Nous étions une petite bande du lycée. Une dizaine, qui, comme moi, rêvaient d’une autre vie, d’un autre avenir. Les garçons se laissaient pousser les cheveux et les filles se les rasaient. Nous nous échangions les cuirs. Les motifs écossais. Les bracelets cloutés. Nous nous achetions une culture punk dans les friperies du centre-ville, des jeans déjà troués, fatigués, des cuirs tannés, des Doc coquées déjà portées. Nous dressions nos majeurs tendus aux gens bien comme il faut et fumions à la chaîne des cigarettes roulées. Nous nous rebellions dans notre bocal clos en nous jurant que jamais nous ne rentrerions dans le rang comme les autres générations contestataires avant nous, comme les autres frondeurs devenus des vieux cons, mais tous nous lorgnions sur les quelques punks, les vrais de vrais, qui zonaient à proximité de la gare. Ils n’étaient pas légion à Nevers. Nous leur enviions ce frisson de liberté qui s’échappait d’eux. Nous les admirions avec leurs crêtes tellement hérissées qu’on aurait dit des lames, leurs chiens laineux qui grignotaient les restes de bouffe et lapaient parfois, en fin de soirée, un peu de bière versée dans leurs gamelles. Juste pour rire. Lorsque les clébards tanguaient sur leurs pattes fragiles, ils semblaient se demander de quel côté de la terre il faisait bon marcher. Pierre-Yves était l’un de ces punks. Enfin, c’est avec eux qu’il a débarqué dans le cortège de la manifestation, ce jour-là. Leur petit groupe s’agitait à côté du nôtre. Bruyant et désordonné. Dans le trottinement monotone du cortège, ils se mouvaient désarticulés, allaient, venaient, sortaient du défilé en essaim nerveux pour recouvrir d’autocollants la vitrine d’un fast-food américain, puis retournaient se fondre dans la masse compacte, s’abriter dans la chaleur des anoraks colorés. Ivres et joyeux. Libres. Pierre-Yves riait beaucoup. Je l’avais tout de suite repéré. Pourtant, il n’était pas particulièrement attirant avec son petit mètre soixante-dix et ses cheveux désespérément fins qui tombaient sur un front trop vaste, une mèche d’enfant de bonne famille. Pas qu’il soit moche non plus, enfin ce n’était pas mon genre de mec. Mais il était un peu différent des autres. Lui ne portait pas la crête. N’avait pas de chien. Pourtant, il dégageait quelque chose.
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Au moins deux ou trois ans de retraite. Je ne demande pas vraiment plus. Deux ou trois ans. Et être suffisamment en forme pour en profiter. Pour oublier tout ça. Après, je peux crever. Mais qu’on me donne au moins ça. Au moins ces quelques années de retraite. C’est ce qui se dit, à l’abattoir. Pour les rares qui réussissent à l’atteindre intacts. Ceux que les mêmes gestes répétés à l’infini sur quarante ans n’ont pas trop amochés. Les mêmes gestes. Les mêmes mouvements du corps. Les mêmes muscles qui travaillent. Les mêmes tendon, les mêmes os. Les mêmes os, qui au fil du temps se déforment, se calcifient. On devient des sortes de mutants, à travailler à la chaîne. On devrait étudier ça en anatomie. Le corps d’un ouvrier à la chaîne. Les transformations du corps d’un ouvrier à la chaîne. Les douleurs. Les maux. La journée, ça va encore. Parce que les muscles sont chauds. Parce que les tendons sont chauds. Mais une fois au repos. La nuit. Les douleurs apparaissent. Les sales douleurs de trop répéter les mêmes mouvements mécaniques. Avec l’angoisse croissante de se dire que demain ça n’ira que plus mal. Parce qu’il faudra y retourner. Il faudra recommencer. Il faudra altérer son corps un peu plus encore. Et ne rien dire. Et se taire. Jusqu’à ce qu’on craque. Jusqu’à ce que le corps dise stop. Jusqu’à ce que la tête dise non. Les mêmes gestes heure après heure. Jour après jour. On demandera peut-être un changement de poste. Un changement de poste qui veut juste dire un changement de geste. Aller abîmer un peu l’épaule après avoir bousillé le poignet. Quand le muscle, le tendon, l’os devient trop irrécupérable. Alors terminer sans encombre jusqu’à la pleine retraite, c’est l’aspiration de tous.
Tout comme quelques années de paix après l’usine.
Juste quelques années de retraite.

Pages 49-50, Asphalte, 2017.
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