Entretien avec Timothée Demeillers, à propos de son ouvrage Jusqu`à la bête
07/09/2017
Vous sortez à la rentrée 2017 votre deuxième roman chez Asphalte éditions. Comment avez-vous passé le cap du premier roman, et de l`écriture d`un nouveau livre ?
Au moment de la sortie du premier, je travaillais déjà sur le texte de Jusqu`à la bête, ce qui a sans doute atténué l`effet page blanche, qui peut survenir après l`achèvement d`un texte, d`autant plus qu`une des questions les plus posées à la sortie du premier était : « Alors, et le prochain ? ». J`avais à peine le premier sorti qu`on me parlait déjà du second à venir !
Votre premier roman Prague, faubourg est (2014) abordait le déracinement, l`incompréhension face à une société de consommation qui envahit peu à peu un ex-pays du bloc soviétique, la République tchèque. Avec Jusqu`à la bête, vous ancrez le récit en France, le plus souvent entre les quatre murs d`un abattoir et d`une prison. Qu`est-ce qui vous a poussé à situer l`action dans votre pays d`origine cette fois ?
J`ai du mal à détacher l`écriture du vécu. Que ce soit Prague ou Jusqu`à la bête, ces deux romans découlent d`une expérience. Pour Prague, plusieurs années en République tchèque et l`intérêt que je portais à la transition post-communiste vers des économies de marché et tout ce que ça générait en terme de bouleversements et de fantasmes.
En ce qui concerne Jusqu`à la bête, cela remonte à un boulot d`étudiant. Ma mère a travaillé pendant vingt ans dans un abattoir et j`ai eu l`occasion pendant un été d`occuper le même poste qu`Erwan dans mon livre. Cette expérience m`a profondément marqué, à la fois par la pénibilité du travail et par la violence du cadre. Et aussi étrange que cela puisse paraître, déjà, à l`époque, j`ai trouvé une véritable force littéraire à ce lieu et à ces personnages. Cependant, même si les deux textes semblent éloignés par le cadre dans lequel ils se déroulent, il me semble qu`il y a des thèmes qui se recoupent entre les deux ouvrages, sur les dérives de la globalisation et de la consommation notamment, qu`elle soit touristique ou « carnassière ».
Jusqu`à la bête Jusqu`à la bête suit donc le personnage d`Erwan, employé dans un abattoir près d`Angers, qui finit par péter les plombs face à la dureté de son boulot et à l`impasse que semble être sa vie. On a beaucoup parlé récemment des abattoirs (association L214, Faut-il manger les animaux ?de Jonathan Safran Foer, Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo), mais plutôt pour évoquer la souffrance animale. Vous choisissez de vous concentrer sur l`aspect social et humain lié à cette industrie : selon vous, l`être humain serait le grand oublié dans tout ça ?
Je pense que les deux sont indissociables. À partir du moment où les ouvriers sont poussés à une cadence de plus en plus rapide, l`animal devient une simple marchandise à transformer dans un temps imparti. Il n`y a pas de place pour prendre en compte la souffrance animale ou humaine. Sur la chaîne, l`animal devient un matériau déshumanisé à abattre, découper, dépecer et transformer le plus rapidement possible en steak haché.
Cependant, je dois dire que ces vidéos dont on a beaucoup parlé dans la presse, bien qu`elles soient sans doute nécessaires pour faire avancer le débat, ont pu me déranger par certaines réactions qu`elles ont générées et l`opprobre qu`elles ont jeté, sûrement à leur insu, sur les ouvriers d`abattoirs déjà profondément déconsidérés socialement et auxquels on a rajouté la suspicion d`être des sadiques, s`amusant de la douleur des bêtes.
Je comprends tout à fait que ces vidéos « choc » fassent avancer la cause animale, mais il faudrait peut-être davantage chercher la racine de cette souffrance animale, non pas dans les comportements dérangeants d`une poignée d`individus marbrés qui semblent s`amuser à violenter des bêtes, mais plutôt à notre échelle, dans notre surconsommation de viande, qu`on achète à tout petit prix, et qui légitime ce système de production absurde et violent, l`entretient et le perpétue.
Tout au long du livre, on sent une tension entre l`animal, le bestial, le primal, et la haute technologie incarnée par la machine, par l`usine, froide et implacable. Au milieu, l`homme est une victime collatérale de l`industrie. Qu`est-ce qui vous effraie tant dans la machine et ses rapports à l`humain ?
Il y a quelque chose d`effrayant dans le fait que la machine prenne le dessus sur l`humain et qu`elle lui impose un rythme qu`il faut toujours optimiser. Ce n`est pas un débat nouveau. Chaplin le décrivait déjà parfaitement bien dans Les Temps modernes, il y a un siècle. Néanmoins, ce qui me semble plus contemporain et effrayant, c`est la multiplication de ces boulots vides de sens. La tâche d`Erwan, que j`ai moi-même effectuée, consiste à se retrouver huit heures par jour dans un hangar frigorifié et de programmer sur une petite console à quel rail doivent être envoyées les 1 200 demi-carcasses de la journée, puis de s`assurer qu`elles arrivent à bon port. Concrètement, ce travail n`apporte rien, ne nécessite aucune qualité et ne permet jamais de récolter la moindre gratification, seulement des reproches en cas d`erreur de programmation ou de ralentissement de la chaîne. C`est un boulot qui ne laisse présager aucun espoir d`augmentation salariale ou d`ascension au sein de l`entreprise, simplement de se plier à la cadence de la chaîne, dont on ne cesse de vanter l`augmentation du rythme.
Un autre livre de la rentrée littéraire 2017 se penche sur les abattoirs, Des châteaux qui brûlent d`Arno Bertina. Là où il décide de raconter de manière chorale une aventure collective, celle d`une grève et de la prise d`otage d`un secrétaire d`Etat, vous préférez vous concentrer sur le rapport de force intime, dans le travail, entre un ouvrier et sa vie professionnelle. Etait-ce impossible pour vous de raconter une histoire collective dans un lieu aussi déshumanisé que l`abattoir ?
Ce qui m`a marqué à travers mon expérience, c`est justement ce côté individualiste qui régnait dans l`abattoir avec le délitement des liens de ce qu`on nommait la classe ouvrière. Cela est dû à plusieurs raisons, à mon avis : la multiplication des contrats précaires, des CDD et des intérimaires, et d`autre part, les réglementations plus strictes, notamment quant à l`alcool, qui ont contribué au recul des liens sociaux entre les ouvriers. Je n`ai pas encore lu le livre d`Arno Bertina, mais il fait partie de ceux que je compte lire.
Est-ce que vous allez suivre la rentrée littéraire cette année, et si oui pouvez-vous nous parler un peu d`auteurs et de livres que vous comptez lire ?
Justement, le livre d`Arno Bertina, Des châteaux qui brulent. J`avais adoré les deux premiers de Julia Deck, je vais lire avec beaucoup d`intérêt Sigma, son nouveau. J`ai entendu plein de bonnes choses du livre de Jakuta Alikavazovic, L`Avancée de la nuit, ou encore de ceux de Quentin Leclerc, La ville fond aux Éditions de l`Ogre, Un funambule sur le sable de Gilles Marchand(aux Forges de Vulcain), ou encore de Edgar Hilsenrath, Les Aventures de Ruben Jablonski au Tripode, et puis plein d`autres encore que j`oublie…
Timothée Demeillers et ses lectures
Quel est le livre qui vous a donné envie d`écrire ?
Sans grande originalité, et je suis obligé d`en citer plusieurs ici : Sur la route de Jack Kerouac, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, le Voyage de Louis-Ferdinand Céline, Les détectives sauvages de Roberto Bolaño, Demande à la poussière de John Fante, tous pour leur souffle et leur rythme littéraire, bien qu`ils soient différents.
Quel est l`auteur qui vous a donné envie d`arrêter d`écrire (par ses qualités exceptionnelles...) ?
Zone de Mathias Enard, c`est le livre que j`aurais aimé écrire.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
Ce n`est certainement pas ma « première découverte littéraire », mais Jean Rolin est très certainement l`auteur dont je préfère l`univers littéraire. Son flegme de voyageur désenchanté est absolument irrésistible.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
Sur la route de Jack Kerouac.
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
La Recherche de Proust, je me suis arrêté après A la recherche du temps perdu, tome 1 : Du Côté de chez Swan... .
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs?
Jérôme : (L`enfance de Jérôme Bauche) de Jean-Pierre Martinet publié chez Finitude, c`est un texte fou qui mêle la prose d`un Céline au loufoque de John Kennedy Toole.
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
Bon, c`est difficile cette question et la réponse est totalement subjective, mais je me souviens d`avoir détesté La Chartreuse de Parme de Stendhal. Peut-être faudrait-il que je le relise ?
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
Je suis assez peu friand de citations…
Et en ce moment que lisez-vous ?
Je termine tout juste Article 353 du code pénal de Tanguy Viel, un texte beau, sobre et profondément humain sur la Justice et le juste.
Entretien réalisé par Nicolas
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Jusqu`à la bête de
Timothée Demeillers aux éditions
Asphalte :

Timothée Demeillers - Jusqu'à la bête