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Citation de Charybde2


L’après-midi s’écoulait lentement dans un silence trompeur. Aucun signalement de police secours, quelques bâillements à la salle de commandement et pas âme qui vive au bureau des étrangers. En passant dans les couloirs déserts, le commissaire Soneri savourait d’avance l’inactivité des fêtes où il pourrait enfin laisser libre cours à ses pensées, restées en suspens des semaines entières. Elles défilaient déjà dans son esprit, l’envahissant sans plus de limites : instants précieux dans cette atmosphère de congés qui précédait Noël.
Des téléphones sonnaient dans le vide dans les bureaux de ses collègues tandis qu’on parlait à voix basse chez les Stups, un étage plus haut. Mais à cette période, même les dealers partaient en vacances. De son bureau, on pouvait observer la cour de la Questure avec le grand porche du fond qui cadrait un bout de la via Repubblica comme dans un viseur et par lequel on discernait le ballet de consommation frénétique des femmes en fourrure et des voitures de luxe. Pour Soneri, Noël respirait plutôt le feu de hêtre dans le poêle et le bruit de la cuillère dans les assiettes d’anolini au bouillon. Il s’empêcha de se perdre en mélancolie et essaya de se distraire en regardant les sapins immobiles, rendus opaques par le brouillard et sous lesquels il vit une vieille avancer. Appuyée à une canne, elle marchait courbée, dans un manteau vert prairie qui lui arrivait aux chevilles, et portait à son bras un grand sac mou. Il avait l’impression de la connaître. Quand elle fut au milieu de la cour, elle s’arrêta et regarda autour d’elle, mais on ne comprenait pas si c’était pour observer le cloître, où elle semblait n’être jamais venue, ou bien pour décider quelle direction prendre. Soneri fixa cette présence solitaire, sa façon embarrassée et circonspecte, son allure fatiguée : elle donnait l’idée de quelque chose de déplacé.
Quelques instants plus tard, le téléphone sonna.
« Dottore, il y a une dame qui voudrait vous parler, l’informa le planton.
– Elle t’a dit ce qu’elle voulait ? » demanda Soneri en pensant à la vieille.
Il entendit l’agent chuchoter.
« Elle est inquiète pour une amie.
– C’est-à-dire ? répliqua le commissaire en s’impatientant.
– Elle a sonné chez elle et personne ne répond. Même au téléphone…
– Envoie-la chez Juvara », trancha-t-il.
Comme d’habitude, ce devait être une personne morte chez elle. Une vieille femme seule, un malaise… Ce que les journaux appellent « la tragédie de la solitude ». En plus d’être contrarié, Soneri se sentait un peu déçu. La vieille avait éveillé sa curiosité et s’était finalement noyée dans la routine ordinaire. Lorsqu’il revint s’asseoir, le calme de l’atmosphère de l’après-midi lui apparut définitivement brisé. Il décida alors de rédiger quelques rapports qui attendaient sur son bureau depuis deux semaines, mais à peine eut-il le temps de s’y mettre qu’il perçut la voix de la vieille depuis le bureau de Juvara, juste à côté du sien.
« Je vous dis que j’ai sonné plusieurs fois, j’ai même essayé hier soir… »
Les questions de l’inspecteur lui parvenaient plus atténuées tandis que les mots de la femme transperçaient les murs.
« Non, non, ça c’est impossible. Elle ne se déplace jamais et puis elle gère une pension… Je ne sais pas si vous la connaissez… La pension Tagliavini, beaucoup de gens la connaissent : tout le monde l’appelle Ghitta, la Ghitta… »
Ce nom le raccrocha à ses souvenirs précédents, quand il avait failli devenir mélancolique. Dire qu’il avait pensé à elle ! Qui ne connaissait pas la Ghitta ? La moitié de l’université était passée par ses chambres meublées et beaucoup étaient devenus professeurs, médecins, avocats, ingénieurs. Sans compter les jeunes filles de l’école d’infirmières ou des cours professionnels de dactylographie.
« Dottore, croyez-moi, le dimanche, Ghitta ne va nulle part. C’est le jeudi qu’elle n’est pas là… »
Ada, la femme de Soneri, était partie quinze ans plus tôt, le laissant seul avec ses rêves de vie à deux et d’enfant qui grandit. Elle avait succombé en le mettant au monde et le bébé non plus n’avait pas survécu, mort-né, sans un cri. S’il gardait d’elle un souvenir vivace, il n’avait jamais réussi à imaginer quelque chose du petit : il flottait parfois autour de lui, invisible, le laissant rêver à ses traits, à la couleur de ses yeux ou de ses cheveux, mais sa douleur n’avait pas de visage sur lequel pleurer.
« Il n’y a pas que moi qui ai sonné, vous savez ? Mais rien, silence complet… »
Le silence. Cette même réponse définitive lorsque son inconscient le poussait à chercher dans ses rêves sa femme et son enfant perdus. Il s’était habitué à l’écouter comme unique voix possible. La plus éloquente, la plus claire et la plus impitoyable.
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