AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Charybde2


En ce début d’après-midi, dans la lumière citrine d’une bassa hésitant entre brume et soleil, le commissaire Soneri eut l’honnêteté de reconnaître qu’il n’était qu’un planqué. On l’avait chargé d’aller fouiller les chemins de halage le long du Pô sur ordre d’un substitut du procureur, convaincu que des armes circulaient parmi des groupes de pêcheurs de silure, des anciens militaires slovaques et hongrois. Le commissaire avait obéi sans enthousiasme, mais une fois sur place, l’envie lui était venue de claquer la porte et de tout envoyer au diable. L’indolence du fleuve, ses lits d’inondation gorgés d’humidité ainsi que le ciel translucide offraient de parfaites conditions. Il se prit donc une vacance inattendue, s’arrêtant même au Cantinone de Viarolo pour se payer deux caisses de fortana de la dernière vendange. D’un calme étonnamment serein, il répondit par un sourire quand on lui conseilla de ne pas rouler vite pour respecter ce vin nerveux. Le commissaire n’avait pas l’intention de se presser : il avait devant lui l’après-midi de libre.
Il s’était ensuite promené sur la digue, accompagné par les envols paresseux des corneilles et par le lourd débit du fleuve, grossi par une semaine de pluie. Il n’y avait surpris qu’un lièvre et un faisan, aussi deux ragondins. Ce fut alors que Manotti lui était revenu à l’esprit. Le commandant Libero Manotti, un ancien partisan devenu garde-chasse, un homme qui avait fait le choix d’ennemis plus grands que lui : la misère, les Allemands et le courant du Pô, la débâcle du monde. Il aurait aimé le revoir, sans toutefois savoir s’il vivait encore. Son téléphone sonna juste à ce moment-là.
– Commissaire, annonça Juvara, ils ont fait une nouvelle attaque.
– De qui tu parles ? demanda Soneri, ramené brutalement à son quotidien.
– De la bande des distributeurs.
– En plein jour ?
– Dottore, ils ont agi dans une agence de la périphérie, à l’heure du déjeuner. Sur une route secondaire, aux heures creuses…
– On est sûr que c’est les mêmes ?
– Même technique : gaz insufflé à l’intérieur, et boum. Comme un bouchon qui pète.
Le commissaire pensa aux bouteilles dans son coffre.
– Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? s’agaça-t-il en voyant s’évanouir les promesses de l’après-midi.
– Dottore, ce n’est pas de ma faute. Ils ont pris la fuite en direction de l’Asolana, le questeur sait que vous êtes dans le coin… s’excusa Juvara.
– Ça fait quinze ans qu’il vit à Parme, il n’a pas compris que la bassa était grande ? grinça Soneri. C’est bon, si je tombe dessus, je vous tiens au courant, abrégea-t-il.
– Dottore, ils ont pris la fuite dans une Punto grise, signala l’inspecteur avant de raccrocher.
Soneri redescendit au bourg tandis qu’on entendait un moteur tourner à vide depuis le port de Sacca, à la manière d’une voiture qui s’enlise. Sur la place, son Alfa reflétait les faibles rayons du soleil qui transperçaient la brume avant que le ciel ne se referme tout à fait. Il reprit le volant et décida de faire un détour par les villages que traversait l’Asolana. Pendant ce temps-là, il essayerait de se souvenir de l’adresse de Manotti : il y mettait un point d’honneur. Il vagua près d’une demi-heure en direction de Trecasali, dans un ballet de clairs-obscurs. Ensuite, tout se passa en quelques secondes : l’obscurité soudaine d’un tunnel de brouillard, des warnings de voitures, à l’arrêt, les gesticulations de vigiles improvisés, enfin, une auto renversée sur le flanc qui découvrait un ventre gris de tubes et de boue. Soneri s’arrêta pour y voir de plus près : il s’agissait de la Punto. Il était tombé dessus.
Il eut besoin de dix minutes pour expliquer sa position au commandement : le personnel qui répondait au téléphone changeait quotidiennement.
– Tu vois la route pour San Polo ? À un moment, tu arrives au carrefour en direction de Trecasali, Sissa… Tu vois la sucrerie ?
Il était l’un des rares à connaître Parme et ses environs, et d’y songer ne le réjouissait guère, il sentait qu’il prenait de l’âge. On ne connaît un territoire qu’à force d’en avoir fait le tour. Et lui le fréquentait depuis bien trop longtemps.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}