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Critiques de Victor Tissot (6)
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La Russie et les russes

La Russie et les russes.

Première édition chez Plon, 1884, deuxième édition que j'ai en main 1893. Beau livre, couverture cartonnée rouge et or.

Victor Tissot (1844-1917)





Victor Tissot est un lettré, homme de presse suisse né en 1844 à Fribourg. Il va notamment travailler à l'élaboration du Larousse, France, s'illustrer au Figaro littéraire, Gruyère il connaît, il en a fait docte éloge -Je signale que le gruyère suisse n'a pas de trous. Mais ce qui le distingue nettement, ce sont les voyages qu'il entreprend à travers l'Europe et la Russie, et donc ses impressions de voyage de premier plan.

Son livre, la Russie et les russes est un livre somptueux. La présentation est magnifique et ce n'est pas une boîte de chocolat, il y en a beaucoup à l'intérieur et du très sérieux, et du très bien écrit. La qualité s'impose et les français qui s'aventurent en Russie, ici sous Alexandre III ne sont pas légion, et les suisses encore moins ; ceux qui nous ramènent des documents de première main, objectifs, de cette Russie si mystérieuse, assez méconnue.. Son entreprise va être couronnée de succès, grâce à des records d'édition.

Ce beau livre nous montre en première page un beau portrait d'Alexandre III. 250 illustrations de de Haenen et Pranischnikov qui signent là autant de petites merveilles. Sur des textes pareils, la facture est heureuse.



Les chapitres qui jalonnent ce livre sont des volets distincts et balaient assez largement tout le champ des curiosités russes, mais je tiens à dire que le travail est d'abord littéraire. Une grand plume ce Victor Tissot qui rend son oeuvre agréable à lire, accessible ; ce n'est pas une accumulation de photographies oude clichés, c'est une oeuvre d'art, la narration est épique, d'une truculence remarquable. Vraiment, il n'y a rien de fastidieux dans cet ouvrage, c'est un plaisir pour les amoureux de la Russie ..
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Vienne et la Vie Viennoise

D'origine suisse, Victor Tissot fit néanmoins surtout carrière en France, où son érudition et son écriture soignée le firent très vite remarquer de la presse parisienne. Chroniqueur aimable pour Le Figaro, il fut aussi un des collaborateurs du dictionnaire Larousse. Mais la vie de cet homme de lettres changea radicalement quand il décida de se lancer dans le récit de voyages, choisissant des destinations qui n'étaient alors pas très courues en France car bien peu exotiques : le royaume de Prusse, l'Allemagne, puis toute l'Europe Centrale jusqu'à la Russie.

Victor Tissot fit polémique pour plusieurs raisons, la première étant d'écrire sur la Prusse seulement cinq ans après le désastre de 1870, ce qui ne plaisait pas à tout le monde. Heureusement, citoyen suisse par définition neutre, Victor Tissot évita habilement les accusations de traîtrise patriotique qu'un écrivain français n'eut pas pu éviter à sa place. Son « Voyage au Pays des Milliards » (1875), qui sera suivi par deux autres tomes « Les Prussiens en Allemagne » (1876) et « Voyages aux Pays Annexés » (1877), explore le royaume de Prusse, puis d'Allemagne, ainsi que les pays et régions françaises annexées par les différentes invasions prussiennes initiées par Bismarck, cela avec une neutralité de façade subtilement germanophobe, tout en louant tout de même habilement le patrimoine royal et le prestigieux passé de la Prusse, ainsi que ses accointances plus harmonieuses avec le défunt royaume de France.

Ces trois livres – et tout particulièrement le premier – rencontrèrent un succès phénoménal en France, ce qui lança définitivement Victor Tissot dans une carrière littéraire qui s'étala sur vingt ans, jusqu'à l'épuisement des lecteurs. Non seulement Victor Tissot sut se renouveler et varier ses destinations, mais il s'offrit aussi quelques incartades fort appréciées dans le roman-feuilleton, le plus souvent en compagnie d'obscurs mais chevronnés spécialistes du genre, comme Constant Améro ou Georges Maldague.

Très vite, cependant, la valeur pédagogique de Victor Tissot fut remise en question, notamment à la suite d'un assez grave incident diplomatique de la France avec la Hongrie, où l'on avait été scandalisé de son livre « Voyage au Pays des Tziganes » (1880), contenant des passages extrêmement diffamatoires sur l'histoire de la Hongrie.

Comme on l'a dit, Victor Tissot était à la fois un excellent écrivain et un érudit, mais comme un érudit ne peut pas tout savoir, et que ses longs voyages touristiques l'obligeaient à noter sur le vif des centaines d'informations sur un pays, il arrivait probablement que, rentré chez lui, l'auteur constatait que quelques uns de ces détails s'avéraient lacunaires. Et comme Victor Tissot, à l'image de la nature, avait horreur du vide, ce qu'il n'arrivait pas à savoir sur l'histoire d'une ville ou d'un personnage célèbre, il l'inventait, tout bonnement.

De plus, n'étant ni historien, ni géographe, Victor Tissot écrivait ses livres un peu à la manière d'enquêtes journalistiques, soigneusement découpés en chapitres thématiques, carrés, formatés, pouvant se lire indépendamment les uns des autres, voire même dans le désordre. La tentation était donc grande, quand il s'agissait de boucler un chapitre et que Victor Tissot remarquait qu'il lui manquait dix pages ou la fin d'une anecdote, de laisser voguer son imagination jusqu'à ce que le texte final remplace parfaitement l'encart qu'il avait choisi.

De son métier de journaliste, Victor Tissot avait aussi gardé un certain goût pour le sensationnalisme, conscient des bas-instincts et de la curiosité mal placée du lecteur, et hautement désireux de ne pas le décevoir, ce qui l'amenait, quels que soient le pays, la région, la ville dont il traitait, à toujours longuement parler de la beauté féminine locale, du côté peu farouche de ces demoiselles envers les Français à la réputation inaltérable, des bordels et des lieux de prostitution – avec toutes les bonnes adresses – ainsi que, pour satisfaire les pulsions morbides du Français moyen, un inévitable chapitre sur les meurtres célèbres, les prisons locales, les tortures infligées aux prisonniers et les différents modes d'exécution, avec pléthore de détails sanglants – mais tout cela narré avec beaucoup de pudeur, de sentiments offusqués, prétextant qu'il faut dire toute la vérité, et toutes les vérités, même les plus douloureuses.

Ce racolage vulgaire, à peine dissimulé par un art subtil de l'hypocrisie diplomate, est pour beaucoup dans la réputation calamiteuse qui finit par rattraper Victor Tissot au fil des ans.

En 1895, il mit fin à cette carrière de globe-trotter et passa les vingt dernières années de sa vie dans la propriété suisse qu'il avait acquis grâce à l'argent gagné avec sa littérature. Dès lors, il se passionna pour le district de Gruyères où il vivait, et rassembla patiemment des documents uniques et rares afin d'établir une histoire "gruérienne", qui fait encore aujourd'hui autorité. À sa mort en 1917, son imposante collection fut léguée à la ville de Gruyères, afin de créer un Musée Gruérien, qui existe encore de nos jours. Ainsi, cet écrivain, qui fut en France un pionnier élégiaque du cosmopolitisme et du tourisme sexuel, reste surtout connu, en Suisse, comme un historiographe régional tout à fait convenable.

Il est intéressant de découvrir Victor Tissot au travers de ce quatrième voyage, « Vienne Et La Vie Viennoise » (1879), d'abord parce que c'est, d'une certaine manière, un difficile exercice de style où l'auteur doit beaucoup donner de lui-même. Il s'agit en effet non pas d'explorer un pays tout entier, mais une ville européenne qui, aussi prestigieuse soit-elle, offre nécessairement moins de choses à raconter.

D'autant plus que Vienne est une ville absolument magnifique, à l'imposant patrimoine culturel, mais reconnaissons qu'une fois que l'on a dit ça, on a un peu tout dit. L'architecture de la Ville est, du moins en 1879, un peu la même partout, son histoire est relativement sereine, traversée par des personnages mythiques à l'existence paisible. Or, Victor Tissot est un graphomane, ses livres font généralement 400 à 500 pages, un format très copieux pour l'époque. Trouver de quoi remplir 500 pages sur Vienne en y étant resté que quelques mois est une gageure dont l'auteur est conscient. Aussi son livre sur Vienne s'ouvre sur… Venise, puis Trieste, deux villes qu'il traverse pour se rendre à Vienne, et qui occupent bien les 80 premières pages de ce livre. Cependant si Victor Tissot est un peu hors-sujet, il sait tirer un trait d'union entre Venise, Trieste et Vienne, de par les extrêmes beautés de ces trois villes, différentes mais selon lui complémentaires.

Comme il faut encore broder pour noircir plus de papier, Victor Tissot s'offre deux rencontres fort imaginaires, la première avec l'héritier légitimiste du trône de France, le Comte de Chambord, réfugié, selon Victor Tissot, dans son château à Goritz, alors qu'en réalité Henri d'Artois vivait au château de Frohsdorf, à Lanzenkirchen, à plusieurs centaines de kilomètres au sud. Rien que ce détail et l'absence totale du nom de Frohsdorf suffisent à nous faire comprendre que cette anecdote est inventée. Par ailleurs, cette entrevue totalement inutile avec le prétendant au Trône de France est un monument de flagornerie cauteleuse dont sans doute l'intéressé a pu se sentir flatté, ce qui l'a sans doute dispensé de crier à la diffamation. L'important, c'est que tout ça fait encore gagner 30 pages....

Ensuite, dans la ville de Bruck An der Mur (que l'auteur orthographie incorrectement "Brück Und der Mur" , Victor Tissot rend visite au célèbre écrivain allemand Leopold von Sacher-Masoch et à son épouse Wanda, qui n'ont pourtant jamais habité dans cette ville. Là aussi, tout cela est pure invention, même si on sent Victor Tissot sincèrement admiratif de l'écrivain. Cependant, il se trompe en écrivant le titre de son oeuvre-phare, « La Vénus à la Fourrure », qu'il ne cite qu'une fois vers la fin de l'entrevue, comme « La Vénus à la Pelisse », sans doute influencé par le titre original allemand, « Venus Im Pelz ». le peu de place que Victor Tissot consacre d'ailleurs à ce roman laisse penser qu'il ne l'avait pas lu, et n'en connaissait pas le thème

Enfin, après tous ces interviews imaginaires, Victor Tissot arrive à Vienne, et il nous offre quelques magnifiques descriptions de la ville, notamment sur le plan architectural. Il consacre aussi un très intéressant chapitre sur le « Stock Im Eisen », le tronc ferré de Vienne, ce très curieux arbre du XVème siècle, constellé de gros clous et cerclé par plusieurs ferrages, dont l'origine est à peu près inconnue, expliquée seulement par une légende fantastique impliquant le Diable. Aujourd'hui, cet arbre est enchâssé au coin d'un bâtiment et protégé par un tube en plexiglas, mais en 1879, il se dressait encore tel quel au milieu d'une place aujourd'hui disparue. Victor Tissot prend un certain nombre de libertés avec la supposée légende autour de l'arbre, mais il y a quelques très beaux passages sur ce vestige insolite.

Très vite à bout de curiosités, réduit à des descriptions assez monotones d'une architecture magnifique mais uniforme, Victor Tissot se réfugie ponctuellement dans des relatations de faits historiques, plus ou moins farfelues, notamment sur les grands compositeurs qui ont marqué l'histoire de Vienne, particulièrement Mozart et Johann Strauss Père, au sujet desquels il enchaîne des anecdotes enfantines que l'on ne trouvera reproduites nulle part ailleurs, comme celle décrivant un Strauss de 4 ans, déjà saisi par la vocation musicale, s'entrainant au violon avec un bâton et une vieille chaussure.

Enfin, Victor Tissot termine sa visite viennoise par les quartiers chauds, les endroits où l'on valse – dotés d'un haut potentiel érotique à cette époque - et les prisons pour condamnés à mort, lesquelles hélas n'ont rien de spécifiquement viennois, malgré le mal que se donne l'auteur pour nous en convaincre.

Au final, on ressort de « Vienne et la Vie Viennoise » avec un sentiment un peu mitigé : certes, Victor Tissot est un excellent conteur, au style à la fois sobre et romantique, qui transcrit merveilleusement bien toute la magie de cette Vienne d'antan. Si cela n'échappe pas au lecteur astucieux, le côté factice et trivial de certaines anecdotes ou rencontres choque moins aujourd'hui, où tout cela semble noyé dans les brumes du temps, qu'il ne devait le faire à l'époque. En bon auteur populaire, Victor Tissot fait la part du vrai, et la part de ce qui, nécessairement, doit être un peu appuyé ou fantasque pour faire rêver ou frissonner le lecteur, mais il mélange ensuite le vrai et le faux, tout en gardant un style pédagogue et culturel. Heureusement, cette approche subjective apparaît aujourd'hui moins fumiste : Victor Tissot se mettant lui-même en scène et ne cachant pas tout ce que ses observations peuvent avoir de personnelles, il se rapproche involontairement d'une autofiction moderne, à la subjectivité assumée. Néanmoins, ce travail aurait peut-être gagné à être plus littéraire et à moins se prétendre journalistique, surtout au vu des nombreuses erreurs et libertés commises par l'auteur. Sans doute Victor Tissot ne s'illusionnait-il pas sur le poids littéraire de son nom et supposait que les destinations qu'il traitait restaient la première motivation de ses lecteurs. Gageons qu'il n'avait sans doute pas tout à fait tort.

Mais à l'image de ce que laissent perler ses autres livres, Victor Tissot apparaît ici comme un auteur ambigu, instructif et pédagogue – car quand il sait quelque chose, il le sait vraiment en détail – mais peu digne de confiance – car propre à bâcler ou à inventer ce sur quoi il manque d'informations. Il y a aussi chez lui un désastreux problème de rigueur sur les termes germaniques, la plupart incorrectement orthographiés, laissant d'ailleurs supposer que certains noms lui ont été communiqués oralement sans qu'il ne les ait jamais vus écrits.

Souvent passionnant, mais parfois monotone et répétitif, « Vienne et la Vie Viennoise » ne compte pas parmi les livres les plus aboutis de Victor Tissot. Cependant, le relatif minimalisme du thème permet de mesurer avec justesse les qualités et les défauts de cet écrivain, qui a probablement surtout eu le tort de vouloir obstinément tirer 472 pages d'un séjour plaisant mais peu excitant, dans une capitale qui gagne sans doute davantage à être vue qu'à être racontée.
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La Russie et les russes

Célèbre pour son best-seller « Voyage au Pays des Milliards », qui lança sa carrière littéraire en 1875, Victor Tissot reste l’exemple assez unique d'un touriste-écrivain qui imagina tout un concept autour de récits de voyages rapportés principalement de pays d’Europe Centrale et d’Europe de l’Est, destinations alors fort mal connues en France dans les dernières décennies du XIXème siècle.

Bien que publiant ses livres en France, Victor Tissot était un citoyen suisse, et cette nationalité neutre et prestigieuse lui ouvrit bien des portes et des confidences au sein de pays souverainistes, où un écrivain français, issu de la jeune IIIème République, n’aurait pas autant inspiré confiance.

Pourtant, le moins que l’on puisse dire de Victor Tissot, c’est qu’il était assez peu digne de confiance. Ni très érudit, ni véritablement globe-trotter, puisque ses voyages se firent exclusivement en train et en calèche, Victor Tissot était simplement un touriste nanti d’une fort jolie plume. Très populaires en leur temps, ses livres connurent après sa mort un rejet manifeste, car jugés peu sérieux et souvent empreints de condescendance occidentale. Pas davantage géographe que linguiste, et encore moins historien, Victor Tissot a surtout décrit les pays qu’il visitait avec la passion d’un touriste parfaitement ahuri, se contentant le plus souvent de visiter dans chaque pays les principaux monuments, collectant des légendes ou des anecdotes locales sans jamais se soucier d’en vérifier la véracité, et ayant le goût, là aussi tout à fait touristique, pour des explorations d’un goût discutable, puisque chacun de ses livres se terminant dans une grande capitale, Victor Tissot avait comme rituel d’en visiter les bordels (ou les quartiers de prostitution) et les prisons, s’offrant souvent une interview avec le directeur de la prison ou le bourreau chargé des exécutions. Cette trivialité était parfaitement assumée, tant Victor Tissot savait que les goûts de ses lecteurs pour le sulfureux ou l’horreur valaient largement les siens.

C’est d’ailleurs, n’en déplaise aux puristes, ce qui séduit encore dans ses copieux récits de voyage. Victor Tissot sait faire rêver avec la beauté luxuriante de la nature et la beauté luxurieuse des femmes locales, sur lesquelles son regard s’attarde ponctuellement en de longs chapitres d’une ébouriffante poésie, durant lesquels l’auteur donne le meilleur de sa rhétorique. Tout cela est un peu pompier, car Victor Tissot est un guide touristique qui tient son public en haleine avec des méthodes narratives sensationnalistes et très feuilletonnesques, mais à défaut de livrer un tableau exact des pays qu’il visite, il cultivait une sorte d’impressionnisme littéraire, à la fois bucolique et gaulois, assez documenté, même si ce travail de fourmi était rarement vérifié et souvent un peu racoleur.

La plupart de ses livres ont néanmoins acquis avec le temps une certaine valeur, car ils décrivent, à une époque où les voyageurs lointains étaient rares, l’Europe Centrale des années 1875 à 1895, laquelle a depuis beaucoup changé. Après cette date, comme lassé de trop nombreux voyages et peu tenté par des destinations lointaines, Victor Tissot se contenta d’écrire exclusivement sur son canton natal de Fribourg, au sujet duquel, durant vingt autres années, il rassembla suffisamment de documents sur la région suisse de la Gruyère pour les léguer à la ville de Bulle, dans l’optique de la création posthume d’un musée, le Musée Gruérien, qui existe encore de nos jours.

« La Russie et les Russes », titre laissant volontiers entendre qu’il existe plusieurs sortes de russes en Russie, est à compter parmi ses meilleurs livres, bien que, comme nous le verrons plus bas, quelques chapitres seraient hélas impossibles à republier aujourd’hui. Finalement édité en 1884, quatre ans après son précédent ouvrage, ce livre est sans doute l’un de ceux qui lui a demandé le plus de travail à son auteur. Victor Tissot comptait d’ailleurs, comme il l’annonce dans une note, en écrire une suite consécutive à un deuxième voyage, qui, finalement, ne se fera pas.

Disons-le d'entrée de jeu, « La Russie et les Russes » est surtout un récit sur… l’Ukraine, laquelle occupe 326 pages sur 555. En 1884, l’Ukraine est une région qui appartient à la Russie, bien que déjà, les rapports entre les deux peuples soient tendus. On a coutume en France d’appeler l’Ukraine "La Petite-Russie", et ses habitants des "Petits-Russiens" (afin de les distinguer de personnes russes qui seraient de petite taille). À de rares exceptions près, souvent historiques, Victor Tissot n’emploie jamais le mot "Ukraine" pour désigner ce qui n’est alors qu’une partie de la Russie.

Et une partie qui, en 1884, n’avait pourtant pas beaucoup d’intérêt : l’Ukraine est encore essentiellement une terre rurale, dont même les principales villes ne sont que de gros bourgs dont l’agriculture est la principale industrie. Qui plus est dans ces steppes arides, où l’on ne croise que des paysans et des cosaques, il y a peu de chemins praticables. Victor Tissot traverse l’Ukraine essentiellement par le train, lequel roule au milieu de steppes enneigées et désolées.

Sa première étape est Berdytchiv, une petite ville située à une centaine de kilomètres au nord de Kiev, et ce long séjour à Berdytchiv, ville majoritairement peuplée par une communauté juive protégée par la Pologne, est l’obstacle majeur que le lecteur va trouver sur son chemin. Car, avec une frénésie inhabituelle chez lui, Victor Tissot accumule les descriptions les plus infâmes, les comparaisons les plus ordurières, les jugements les plus cruels sur cette communauté de gens, dont le seul judaïsme suffit, aux yeux de l'auteur, à transformer Berdytchiv en cloaque, en égout à ciel ouvert. C’est à la limite du supportable ! Même quand on est habitué, en littérature française, à tomber sur des égarements de cette sorte, souvent hélas décomplexés et avec une belle inconscience de ce que serait le jugement de la postérité, il y a là des phrases qui soulèveraient le coeur à n'importe qui. C’est d’autant plus insupportable de la part de Victor Tissot que c’est assez ouvertement forcé – sans doute pour plaire à ses informateurs ukrainiens – car quelques centaines de pages plus loin, une fois arrivé à Moscou, Victor Tissot visite un bar juif, y boit un verre en compagnie d’un ami, et trouve l’endroit tout à fait délicieux et le tenancier charmant.

On devine, à ce paradoxe, que sachant que ses différents contacts en Ukraine ou en Russie liraient surtout dans son livre le passage qui les concerne, Victor Tissot a sciemment épousé les vues de l’un, puis les vues de l’autre, par pur clientélisme. Néanmoins, la centaine de pages où s’enfilent interminablement et gratuitement des propos antisémites révoltants – et qui ne sont pas moins révoltants parce qu'ils sont surjoués – est absolument à vomir, et il faut au lecteur un certain courage pour passer ces quelques chapitres, d’autant plus qu’hélas, ils reflètent tristement la réalité d’un très ancien antisémitisme fortement implanté dans l’ouest de l’Ukraine, en partie par fanatisme chrétien – comme ce fut longtemps le cas en France -, mais en partie aussi suite à des spoliations de sites religieux, certaines églises ayant été transformées en synagogues par l’aristocratie polonaise – affirmations relayées par Victor Tissot mais difficilement vérifiables aujourd’hui. En tout cas, l'auteur y décrit avec une atroce complaisance la haine traditionnelle des Ukrainiens de ce temps-là pour leurs communautés juives, une haine qui mena d’ailleurs, soixante ans plus tard, à l’extermination totale de toutes ces communautés juives par les "Einstazgruppen" de l’Allemagne Nazie, grandement épaulés par des factions ultranationalistes ukrainiennes. Il est d’ailleurs déchirant de lire, sous la plume acerbe et cruelle de Victor Tissot, de telles immondices sur de pauvres gens sans histoires, dont la descendance allait être aussi impitoyablement exterminée.

Heureusement, une fois que Victor Tissot poursuit sa route vers Kiev, puis Kharkiv, il n’est plus question des communautés juives, et l’on peut doucement, et sans doute à regret, se réconcilier avec l’écrivain. N’ayant d’ailleurs pas grand-chose à dire sur une immense région qui n’est qu’un terroir uniforme, Victor Tissot parle surtout des Ukrainiens, envers lesquels il ressent une tendresse particulière, pas toujours pour de bonnes raisons d’ailleurs. Entre autres, il les trouve d’une plus jolie blondeur, et d’une plus grande pureté de race, que les Russes, qu’il juge trop métissés de Tartares et autres ethnies barbares. Victor Tissot aime aussi sincèrement la chaleur du peuple ukrainien, en lequel il retrouve une saine ruralité semblable à celle de l’Europe. Il fait d’ailleurs une courte remarque allusive, au sujet d’une belle ukrainienne chez laquelle il passe la nuit, et dont il ressort le lendemain matin « pleinement satisfait ».

Malgré l’âpreté des cosaques, dont la lecture des romans de Nicolas Gogol, mais aussi la rencontre opportune d’un ukrainien érudit – aux anecdotes là aussi invérifiables, prêtant aux cosaques du XVIème siècle des activités de piraterie en Turquie – ont produit sur l'auteur une forte impression, Victor Tissot présente les Ukrainiens comme un peuple doux, un peuple féminin dont il ne cesse de souligner la sensualité, allant même jusqu’à inclure cette sensualité dans de bucoliques descriptions de la faune et de la flore de l’Ukraine, véritable terre d’amour selon lui.

Par contraste, sa découverte de la "Grande-Russie" l’impressionne plus gravement. Passant brièvement à Saint-Petersbourg, alors capitale de l’Empire Russe, Victor Tissot lui préfère Moscou, montrant au passage un indéniable instinct visionnaire. Moscou, selon lui, porte l’âme entière de la Russie, celle d’un pays plus que millénaire et où survit une identité forte, massive, tellement antique qu’elle ne s’est jamais totalement détachée d’une barbarie primitive, d’une brutalité atavique et d’une ironie morbide, que seule la religion sauve du nihilisme. Ancienne forteresse guerrière, le Kremlin y est essentiellement décrit comme un sanctuaire religieux, et incarne à merveille, selon Tissot, cette étrange fusion entre spiritualité radicale et culte sauvage de la guerre.

Malgré cela, la contestation est déjà bien présente en Russie, que ce soit à travers une multiplicité de sectes délirantes ou par le biais de groupuscules politiques prolétariens et prérévolutionnaires qui commencent à essaimer dès 1873. Ces "nihilistes" (car c’est ainsi que la noblesse russe les dénomme) fascinent Victor Tissot, qui ne sait trop s’il les approuve ou les désapprouve, mais toujours est-il qu’il sent en eux, avec une incroyable prescience, le rôle déterminant qu’ils vont jouer dans l’avenir de la Russie, dans son triomphe du siècle prochain. Ironie du sort, Victor Tissot mourra en juillet 1917, trois mois seulement avant la Révolution d’Octobre.

À l’inverse des villes d’Ukraine, Saint-Petersbourg et Moscou sont, selon Victor Tissot, des villes où règne une certaine décadence cosmopolite et perverse. L’auteur y voit là aussi la conséquence d’un vieux litige, qui remonterait à Pierre Le Grand, tsar du début du XVIIIème siècle, qui, au contact des Prussiens et des Français, s’européanisa, et obligea les citoyens russes à adopter la mode européenne. Mais restant russe dans l’âme, il n’hésite pas à faire exécuter tous les Russes qui ne voulaient pas couper leurs barbes de moujiks, ni s’habiller à l’européenne. Victor Tissot laisse entendre que la défiance des Russes envers l’Occident daterait de cette époque-là. Mais pour autant, il comprend et adoube le souci des Russes de ne pas se faire "occidentaliser", d’autant plus que lui-même, en bon francophile germanophobe, ne saurait prendre la défense d’un tsar qui s’était allié aux Prussiens.

« La Russie et les Russes » est un ouvrage tout à fait fascinant, particulièrement pertinent à relire à notre époque, car c’est l'un des rares récits de Victor Tissot qui ne témoignent pas d’une société disparue. L’Ukraine et la Russie nous apparaissent, en 1884, quasiment semblables à ce qu’ils sont aujourd’hui, non seulement dans leur essence intime, mais même dans la relation conflictuelle séculaire qui les unit – et les désunit.

C’est d’autant plus intense – et hélas terrifiant – que notre perception d’Occidentaux de ce qu’est la Russie nous semble souvent liée à des survivances désuètes de l’autoritarisme soviétique. Or, ce que le livre de Victor Tissot nous apprend, c’est que la Russie pré-soviétique possédait exactement ces mêmes caractères, y compris une défiance et une distance par rapport à l’Occident. Ainsi, au tout début, à Paris, Victor Tissot, préparant sa malle, reçoit la visite d’un ami russe qui lui explique qu’il ne faut pas emmener en Russie de vêtements ou de tissus rouges, les douaniers pouvant les prendre pour des signes de ralliements nihilistes. Sont également proscrits, selon cet ami, tout types d’écrits occidentaux : livres, journaux et même notes manuscrites, tout cela pouvant être saisi comme potentielle propagande subversive, et leur propriétaire jeté en prison pour plusieurs mois, le temps que l’on décrypte tout ce qu’il prétendait faire entrer en Russie !

Tout cela existait donc déjà à l’époque des Tsars, avec lesquels pourtant la France avait d’excellents rapports diplomatiques !

En dépit de beaucoup d’informations invérifiables et même probablement factices, surtout en ce qui concerne les anecdotes historiques qui lui ont été rapportées, Victor Tissot parvient, grâce au caractère à la fois besogneux et contrasté de son ouvrage, à donner de l’âme russe une image réaliste et inconfortable, qui fait encore pleinement sens avec la terrible actualité que nous vivons quotidiennement - laquelle s’éclaire d’ailleurs d’une lumière sinistre et pessimiste à la lecture de cet ouvrage, tant ce que l’on s’efforce aujourd’hui de sanctionner, du point de vue occidental, semble l’émanation toujours vivace d’une civilisation différente de la nôtre, profondément enracinée dans sa terre depuis toujours, antédiluvienne, inéducable, inaliénable, inarrêtable.
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Aventures de Trois Fugitifs

Bien qu’il soit aujourd’hui bien oublié, voire même ouvertement conspué, l’écrivain et journaliste Victor Tissot joua probablement un rôle assez crucial dans la réconciliation progressive de la France et de l’Allemagne. Ce grand voyageur fort curieux de l’Europe centrale et l’Europe de l’Est, parvint à faire publier, dans une France germanophobe et martyre de la défaite de 1870, ses nombreux récits de voyage en Allemagne, via l’éditeur populaire Édouard Dentu, célèbre pour ses audaces éditoriales et son goût prononcé pour le scandale hautement rémunérateur.

Victor Tissot avait un avantage sur tous les hommes de lettres français : il était suisse, donc neutre, ce qui faisait qu’aucune porte ne se fermait devant lui, et qu’il n’inspirait aucune méfiance. Devant un français vaincu et amer, les Allemands se seraient montrés plus réservés.

Pourtant, tout suisse qu’il était, Victor Tissot était le contraire absolu d’un citoyen neutre et objectif. Non seulement, il avait des idées très arrêtées sur chaque pays qu'il visitait, mais il faisait preuve d’une propension à défendre, sans le moindre souci de cohérence, les idées dans l’air du temps, même si cela confinait assez souvent à la xénophobie : une xénophobie opportuniste, souvent à géométrie variable, puisqu’il pouvait parfaitement se répandre en propos odieux sur une ethnie dans un ouvrage, et encenser cette même ethnie dans l’ouvrage suivant. Ajoutons aussi que Victor Tissot était autant un observateur rigoureux qu’un touriste de base ayant des curiosités triviales, passant aisément d’une cathédrale sublime à la rue des bordels, ou bien du cloaque des prisons locales à une analyse poussée de la libido particulière de la faune féminine locale, testée et approuvée par ses soins.

Tout cela fait de Victor Tissot un globe-trotter peu fiable, mais néanmoins méthodique et très observateur. Mais ce que l’on sait moins, c’est qu’il fut aussi un romancier, même s’il ne fut jamais un romancier solitaire. Dès 1878, il s’acoquina avec Constant Améro, un publiciste qui, apparemment, n’écrivait que par délassement, tout comme son épouse qui signait simplement Mme Constant Améro. Un feuilleton aristocratique, « Les Aventures de Gaspard van der Gomm » (1879), marqua le début enthousiasmant de leur collaboration.

C’est cependant autour d'un roman ouvertement tourné vers un public adolescent (Constant Améro a beaucoup écrit d’ouvrages pour la jeunesse), que les deux hommes vont collaborer à nouveau pour un roman d’aventures magistral, fort inspiré de Jules Verne, et basé principalement sur des archives glanées en Sibérie durant le long voyage en Russie que Victor Tissot fit l’année précédente.

Victor Tissot préparait alors son ouvrage « La Russie et les Russes », qui ne paraîtra qu’en 1884. Sans doute avait-il déjà compris que son livre serait très volumineux simplement en contant son voyage de Berdytchiv à Moscou. Il confia donc à Constant Améro le soin de tirer de toutes ses notes sur la Sibérie, et sans doute aussi de ses premiers jets rédactionnels, de quoi faire un roman d’aventures. Sous-titré « La Vie en Sibérie », le roman « Aventures de Trois Fugitifs » fut donc publié en 1881, mais ne rencontra qu’un succès commercial modéré (Il n'existe apparemment que deux éditions).

Victor Tissot et Constant Améro nous font pénétrer dans la Russie des années 1880, une Russie autoritaire et paranoïaque qui, sur bien des plans, malgré le fait que les tsars y règnent encore, est extrêmement semblable à la Russie des XXème et XXIème siècle, telle qu’elle nous est familière. Si Lénine n’est encore à cette époque qu’un enfant, le régime des tsars connait déjà, depuis une quinzaine d’années, une opposition marxiste durement réprimée et qui sera désignée jusqu’en 1917 comme constituée de « nihilistes », tant l’utopie politique, dans ce pays encore lourdement traumatisé par les tentatives d’occidentalisation brutale menée par le tsar Pierre le Grand au début du XVIIIème siècle, ne peut envisager toute idéologie nouvelle que comme une tentative de destruction de l’identité russe.

On se méfie alors particulièrement des intellectuels. C’est ainsi que, bien loin d’être pourtant un conspirateur, le poète Davidoff, professeur de littérature slave à l’Université de Saint-Petersbourg, est arrêté par les autorités du tsar pour avoir organisé ponctuellement des soirées chez lui, entre érudits et étudiants, où l’on discutait de tout, y compris de politique. Bientôt, sa fille Nadège, puis, quelques mois plus tard, son fiancé, Yégor Séménoff, sont arrêtés et déportés dans une sorte de village pénitentiaire situés dans la ville d’Irkoutsk, au sud de la Russie, à moins d’une centaine de kilomètres de la frontière avec la Mongolie.

Torturé en dépit de son âge avancé, Davidoff est devenu complètement aveugle, et perd une partie de son discernement. Entièrement à la charge de sa fille Nadège, le vieil homme est un poids mort difficile pour la jeune femme qui, comme tous les prisonniers d'Irkoutsk, doit travailler la majeure partie de la journée. Heureusement, Nadège a adopté un enfant orphelin errant de la ville, Ladislas, dont elle a fait son petit frère, et qui l’assiste quotidiennement dans la gestion du ménage. Une fois qu’il est parvenu à les retrouver, Yégor s’installe quasiment avec eux. Il sympathise aussi avec M. Lafleur, un français dont on ne connaîtra jamais le prénom, exilé volontaire, chargé d’orchestrer les chorégraphies des ballerines russes à l’opéra d’Irkoutsk. Lafleur est pourtant moins un chorégraphe qu’une sorte de dandy aventurier à l’humour ironique, ayant exercé mille métiers lors de nombreux voyages à travers le monde.

Cependant, rapidement, la santé de Davidoff décline et bientôt le vieillard s’éteint, non sans avoir confié Nadège et Ladislas à Yégor. Pour les trois survivants, la perspective de l’avenir est néanmoins sinistre dans ce camp de travail où, précisément parce qu’il ne leur est rien reproché de précis, leur réclusion peut durer indéfiniment. À cela s’ajoute pour Yégor une inimitié qu’il redoute : lors de son arrestation à Saint-Pétersbourg, il s’était heurté à la rudesse procédurière du maître de police, nommé Yermac, et lui avait craché à la figure. Se réservant le droit de longuement torturer ce prisonnier, Yermac avait été désagréablement surpris d’être dessaisi du prisonnier Yégor Séminoff par un supérieur hiérarchique qui avait pleinement mesuré la valeur intellectuelle de Yégor, et l’avait embauché comme « prisonnier-secrétaire » dans sa ville natale à Irkoutsk.

Yermac avait fulminé, puis demandé sa mutation à Irkoutsk, qu’il avait finalement obtenu quelques mois plus tard. Yégor constate avec inquiétude la détermination de cet ennemi qui, même s’il est un fonctionnaire discipliné qui ne ferait rien d’illégal, est prêt à mettre tout en œuvre pour arrêter Yégor à la moindre occasion.

Il faudrait fuir, mais où ? La Mongolie semblerait la destination la plus logique, mais dans un pays asiatique dont ils ne parlent pas la langue, où ils seraient les seuls caucasiens aisément repérables, et où par convention, la police russe était autorisée à les poursuivre, ils ne pourraient se cacher bien longtemps.

Une aide inespérée va leur venir de Lafleur. Celui-ci, las de son métier de chorégraphe, a demandé une autorisation pour rentrer en France, qui lui a été refusée pour des motifs politiques. Aussi est-il décidé, lui aussi, à s’évader. Mieux, il bénéficie de beaucoup de relations à Paris, où il pourrait chaudement appuyer une demande d’asile politique pour Yégor, Nadège et Ladislas.

Il serait hélas inutile de s’aventurer vers l’ouest en direction de l'Europe, car le camp d’Irkoutsk dispose d’une police montée de Cosaques qui rattraperaient aisément n’importe quels fuyards. Dès le départ, il apparait crucial d’imposer une énorme distance à  leurs poursuivants en s’évadant dans un petit bateau par le biais du fleuve Angara, qui coule à Irkoutsk en direction du nord. Ensuite, on traverserait la Sibérie en direction de sa pointe nord-est, en terre iakoute, jusqu’à Anadyr, ville portuaire et marchande, où il sera alors facile de s’embarquer et de gagner l’Alaska. Le projet est fou, désespéré même, mais chacun préfère mourir en tentant de retrouver sa liberté plutôt que de croupir à Irkoutsk.

L’expédition est préparée avec minutie. On se procure grâce à Lafleur armes, munitions, vêtements chauds, et victuailles – pour quelques jours, car après, il faudra ponctuellement chasser le gibier sur les rives pour renouveler les vivres.

De même que les trois mousquetaires sont quatre, les trois fugitifs sont également quatre, puisque le français Lafleur, dont la présence est appréciable mais n’a d’autre fonction dans le récit que de présenter aux lecteurs un personnage familier en lequel ils peuvent se reconnaître, partage l’aventure des trois fugitifs russes jusqu’à son dénouement.

Les évadés seront finalement cinq, car bien entendu, Yermac se lance dès le lendemain sur la piste des fuyards, même s’il est rapidement abandonné par ses Cosaques, qui comprennent que l’avance considérable prise par les évadés risque de les emmener fort loin. Néanmoins, déterminé jusqu’à la rage et certain que force doit rester à la loi, Yermac décide de traquer seul, à cheval, Yégor et ses amis, en requérant de temps à autres l’aide de soldats locaux de bases militaires ou de camps de police pour faire la chasse aux fuyards. Il parvient même à les devancer pour leur tendre une embuscade, mais tombe nez à nez avec une meute de brigands dont le chef n’est autre que son propre fils, dont il était sans nouvelles depuis plusieurs mois.

Toujours esclave de son rigorisme, il juge que son fils unique étant un brigand, son devoir est de le tuer à l'instant même. Mais si le jeune homme est tétanisé face aux intentions meurtrières de son père, il n’en va pas de même de ses comparses, qui abattent Yermac et le laissent pour mort dans ce lieu qui, par ailleurs, regorge d’ours qui seront vite attirés par l’odeur du sang. Yermac n’est que blessé, mais sous cette température négative, alors que la neige tombe sans cesse, il est vite immobilisé par la glace, tandis que déjà plusieurs ours s’approchent de lui.

Ce sont finalement Yégor et Lafleur qui le sauveront, sans tout d’abord le reconnaître, venant spontanément en aide à une personne en détresse. Puis une fois qu’ils ont identifié puis soigné leur redoutable ennemi, ils n’ont d’autre choix que de l’emmener avec eux. Hélas, Yermac, affaibli, s’il est conscient de ne plus désormais pouvoir se passer de l’aide de ceux qu’il traquait, passera son temps à essayer de les trahir ou de les signaler à diverses autorités, voire même à des bandits. Malgré l’inévitable amitié qui naît entre des hommes qui côtoient ensemble la mort quotidiennement, durant un long périple où chacun a en permanence besoin des autres, et même lorsqu’il retrouve son fils repenti et agonisant, après avoir été blessé en délivrant le jeune Ladislas d’indiens iakoutes qui l’avaient enlevé, Yermarc ne veut pas admettre que les quatre évadés soient des hommes de valeur puisque l’Empire Russe les a traités en criminels.

Jusqu’au bout, il espère qu’une rencontre fortuite lui permettra de faire arrêter Yégor et ses amis. Mais quand finalement, après des mois à affronter les terres glacées de Sibérie, les évadés arrivent à Anadyr et y croisent, par le plus grand des hasards, le beau-frère de Yégor, capitaine d’un navire de transport international, qui se propose, à présent que ses marchandises sont déchargées, d’emmener Yégor et ses compagnons jusqu’à un port français, Yermarc comprend que rien ne peut plus arrêter les évadés, qui vont rapidement sortir des eaux territoriales. Lui-même ne peut pas se permettre de revenir bredouille à Irkoutsk après avoir abandonné son poste depuis de nombreux mois. Il n’a donc d’autre choix que de s’embarquer lui aussi pour la France, comme le lui suggèrent amicalement Yégor et ses amis, afin de pouvoir y refaire sa vie. Mais incapable d’admettre son échec ou de vivre loin de son pays, Yermarc se suicide à la faveur de la nuit en se jetant dans la mer glacée.

« Aventures de Trois Fugitifs » est donc un excellent roman d’aventures, aussi imaginatif et aussi pédagogique que ceux de Jules Verne, dont les auteurs reprennent la formule globale, mais dans une perspective plus réaliste, visant davantage un public de jeunes adultes. Constant Améro se révèle un conteur brillant, sobre mais précis, avec un grand sens de l’action et du récit atmosphérique. Ainsi, ce long cheminement dans une terre glacée fascinante, quoique morne, n’est jamais ennuyeuse, en grande partie de par le talent narratif de Constant Améro, mais aussi grâce aux nombreuses informations apportées par Victor Tissot sur l’aspect des forêts sibériennes, des congères, des icebergs au milieu du fleuve (qu’il désigne d’ailleurs par le terme désuet, même en son temps, de "toroses").

Si les deux plumes sont aisément reconnaissables tant elles sont différentes, elles se marient avec une grande complémentarité, Victor Tissot se montrant d’autant plus efficace sur le plan documentaire et scientifique qu’il n'a pas à se préoccuper de satisfaire, selon ses habitudes, les bas-instincts voyeuristes de ses lecteurs. Sa description de l’immensité sibérienne est d’un grand réalisme. Sa connaissance de la végétation, des forêts, des fleuves et des villes ne souffre aucune inexactitude : le lecteur est véritablement plongé dans un paysage à la beauté sauvage et dangereuse, où les cinq héros enchaînent des mésaventures et des périls parfaitement crédibles. Évidemment, donner des couleurs chatoyantes à une terre enneigée parsemée d’arbres noirs était mission impossible, mais l’immersion est véritablement passionnante, même quand on goûte peu les paysages polaires.

Même si l’intrigue est basique, et les personnages principaux peu approfondis, le personnage de Yermarc, qui dissimule, derrière son obéissance aveugle aux lois, une jalousie et une rancune envers un homme à la fois plus intelligent et plus juste que lui, et la manière dont il s’enfonce dans une posture morale dont il ne peut plus s’échapper, témoigne avec beaucoup de sagacité, de cette fierté intégriste, excessive à nos yeux, propre à l’âme russe. Victor Tissot et Constant Améro dressent ici le portrait d’un homme qui est véritablement l’incarnation de la Russie éternelle dans toute sa farouche détermination. Yermarc croit au bon droit de la loi tsariste, comme ses descendants soviétiques croiront que le communisme est un doctrine politique idéale, comme Vladimir Poutine pense aujourd’hui que la Russie ne peut pas perdre la guerre en Ukraine.

Et pourtant, Yermarc n’est pas non plus un fanatique incapable de différencier le Bien du Mal, il est sensé, logique, réfléchi, capable d’empathie et même d’émotions. Mais au centre de tout son être, règnent en maîtres la certitude du devoir qui doit être accompli et le rejet de toute réflexion, de toute remise en question, aussi pertinente soit-elle, puisque changer d’opinion est une faiblesse, reculer est une faiblesse, négocier est une faiblesse, et que toute faiblesse est indigne.

En ce sens, « Aventures de Trois Fugitifs » n’est pas seulement un palpitant roman d’aventures : c'est un portrait étonnamment vrai, étonnamment juste, de la mentalité sans concession d’une civilisation russe confrontée depuis toujours à l’hostilité de son environnement, et qui n’a pu le dompter que par une volonté inflexible et sacrificielle, transmise de générations en générations depuis des siècles, et dont la force brutale nous effraye depuis finalement très longtemps, à tort ou à raison.
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Simone Histoire d'une jeune fille moderne

Tissot Victor – Simone

Publié le 8 août 2013 | Par Association Bourlapapey



Simone _ Victor Tissot - BeQTissot Victor – Simone une femme libérée : Les parents de Simone Gosselet, tous deux à leur manière, veulent assurer son avenir et lui faire réaliser un mariage respectable. Mais Simone a sa propre conception de la vie. Et il y a aussi André Bamberg, un ingénieur dans l’usine de poupées que dirige son père… Indépendante, déterminée, Simone pourra-t-elle mener la vie qu’elle entend ?



Victor Tissot, né le 14 août 1844 à Fribourg, mènera une carrière d’écrivain et de journaliste à Paris mais aussi à Lausanne (où il sera rédacteur en chef de la Gazette de Lausanne avant d’être celui du Figaro à Paris). Puis il revient s’établir en Suisse, à Gruyère. Il décède à Paris, le 6 juillet 1917, et lègue sa fortune et ses collections à la Ville de Bulle, en vue de la création d’un musée (ce sera le Musée Gruérien).



édition de la Bibliothèque électronique du Québec (BeQ)



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