Ils s'embusquaient dans les ténèbres du désert, derrière une butte ou un rocher, sous le tronc d'un gros acacia ou sous le feuillage d'un lyciet, non loin du passage de la file de dromadaires, et se mettaient à émietter la nuit noire à coups d'histoires de déserts, de batailles et de femmes; jusqu'au moment où Turad, flairant l'odeur d'une caravane qui cheminait à plusieurs lieues de là, disait à son compagnon qu'il sentait les dromadaires et les hommes.
Comment ces gens qui vont faire le pèlerinage peuvent-ils commettre de telles atrocités ? A quelle sorte de pèlerinage aspirent-ils donc ? Ils m'ont arraché du giron de ma mère pour me voler et me faire entrer dans ce pays en prenant le pèlerinage pour prétexte. Toi, Turad, tu as perdu ton ami Nahar et ton oreille, et depuis tu conçois encore beaucoup d'animosité pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à un pélerin. C'est donc comme ça qu'ils s'y prennent pour faire un pèlerinage sincère, sans souillure, loin de toute perversion, pour revenir auprès des leurs blancs comme neige, absous de tous leurs péchés, et leurs efforts agréés par Dieu ? De quels efforts et intentions pures pourraient-ils bien être récompensés, eux qui ne font qu'attenter à notre âme et à notre dignité ?
Il se disait que rien n'était plus facile pour un de ces types-là que de le ramasser et le jeter dans un hôpital psychiatrique où personne ne viendrait jamais le chercher. Cela faisait de longues années que personne ne s'était plus enquis de lui. Il était devenu une sorte de plante sauvage luttant seule, bien seule, contre vents et sécheresses, il était encore plus solitaire que le shafallah, cet arbrisseau menu toujours à la merci du dromadaire qui, errant loin de son troupeau, viendra le broyer entre ses grosses molaires, ou du nomade qui, dans le froid mordant de la nuit, le fera brûler pour éclabousser son corps d'une chaleur salvatrice.
Les bêtes dévalaient du haut de la rampe en ponctuant leur dégringolade de bêlements et de cris. Les portefaix descendaient ensuite des malles scellées, dont certaines étaient remplies de maroquineries ou d'herbes médicinales en provenance du Kordofan, d'autres de ces épices et bois de santal Indiens qui se vendent sur le souk de Shendi, et d'autres encore, plus petites mais tout aussi lourdes et soigneusement cadenassées, d'or éthiopien. Il y avait aussi là, vêtus de tenues de pèlerin, des esclaves femmes, hommes et enfants, qu'une fois les cargaisons déchargées, on sortait des cales et menait en file indienne à la poupe.
On connaissait le désert par cœur, comme tout un chacun connaît sa propre main, on connaissait ses lignes, ses ergs, ses dunes, ses reliefs, ses artères, comme si on regardait dans notre paume. On savait exactement où se trouvaient les oasis, les sols où s'écoulent les eaux de pluie, les rivières souterraines et les dépressions humides. Les tertres et les étoiles étaient nos guides, dans notre course, on distançait les loups, on disputait leurs antres aux hyènes, on choisissait les meilleurs puits naturels pour y passer une nuit ou deux.
Mais le problème, tu vois, c'est quand on a gâché sa vie, qu'on n'a plus aucun avenir, qu'on ne sait plus ce que c'est que d'être heureux, qu'on ne connaît plus la stabilité. Amm Tafiq se tut. Il était assis sur une haute chaise en jonc du café Al-Imperator, dans la périphérie de la ville. Il inspira par le tuyau du narguilé une longue bouffée, tandis que Turad écoutait les gargouillis remonter des entrailles de l'instrument comme autant d'éclats de rire qui lui paraissaient railler leurs destins respectifs.
Tu te rends compte, Turad : là-bas, on m'a eu avec des bouts de graisse grillés, c'est comme ça que je suis tombé dans le piège des négriers, et ici, on m'a eu avec des petits bouts de coton qu'on m'a mis dans les narines pour que je perde connaissance; la première fois, j'ai vendu ma dignité humaine pour le parfum d'un bout de gras et je suis devenu esclave, et la seconde, j'ai vendu ma virilité pour le parfum d'un bout de coton et je suis devenu eunuque ! Que Dieu anéantisse l'odorat !
- Moi, mon bon monsieur, je suis parti dans la brousse, je marchais la nuit dans les fourrés et je dormais le jour, histoire de ne pas tomber aux mains des marchands d'esclaves. Le pays était plein de ces vendeurs de chair humaine, ils étaient partout, les Kababish dans la région du Butana, les Taaysha dans le Kordofan, les Rezeigats et les Masiriyya près du Bahr al-Ghazal, les Rashayda à Port-Soudan.
Le camion s'ébranla et alla tressauter de tout son poids sur des chemins bordés de hautes demeures aux façades sculptées, aux moucharabiehs ornés de motifs raffinés ou de croisillons serrés en ébénisterie derrière lesquels des femmes chantonnent en étendant le linge et d'où, parfois, s'élève la fumée du narguilé qu'un homme et une femme partagent en épiant les passants.
Je ne me souviens plus de la première chose que j'aie entendue, quand je n'avais encore que quelques jours, mais ça ne devait pas être autre chose que la voix de ma mère, le bêlement des moutons qui rentrent au coucher de soleil, le vent qui dans sa course pousse le sable devant lui, au ras du sol, et vient claquer contre notre maison.