Je me souviens d'un rude gaillard, que j'ai connu à Ouessant, où il finissait ses jours. Il avait le poil décoloré, comme certaines algues gélatineuses qu'on voit par transparence dans les trous de roche ; et son regard couleur d'eau semblait tourné vers l'intérieur, par habitude des longues méditations silencieuses. Il me dit les séjours de huit, dix semaines, qu'il fit à maintes reprises, avec un seul compagnon, dans ce phare de la Jument, coupé par les intempéries de toute relation avec la terre. La tempête faisait rage autour d'eux. Quand le vent atteignait son extrême violence, ils sentaient le phare osciller. Maintes fois, ils souffrirent de la faim et de la soif, quand la tourmente se prolongeait plus qu'à l'ordinaire.
Et il arriva qu'une nuit de cauchemar -le vieillard tremble encore quand il en parle- une lame monstrueuse surgie de la mer démontée qui frappait à coups sourds et puissants de bélier, une lame dont la crête enneigée d'écume semblait presque toucher le balcon du phare, l'ébranla si fort en tombant d'une masse sur le fût oscillant, que celui-ci se fendit du sommet à la base. Les gardiens perçurent la fêlure. Et durant trente-six heures que se prolongea la tempête heureusement décroissante, ils guettèrent à chaque minute le coup de mer qui viendrait achever la brisure, jeter bas le lanternon de verre où tous deux veillaient, crispés dans l'horrible attente. Quand on put les relever, et réparer d'urgence le phare qui menaçait ruine, on crut pendant quelques jours qu'ils allaient perdre la raison (L'été - chapitre premier - IV).
Ces jardins sans oiseaux, sans enfants, derrière des grilles rouillées, avaient un charme triste. Le vent s'était calmé ; les feuilles ne tombaient plus qu'avec lenteur, en crissant doucement. Parfois, dans l'encadrement de branches dépouillées, un segment du lac apparaissait, dans son bleu irréel où flottaient des blancheurs de mouettes, l'essor d'une voile. Puis l'écran se refermait... Et reprenait, après ce limpide point d'orgue, la symphonie en mineur jouée sur des notes d'or. Toutes les gammes de l'or se mêlaient dans ce concert. Etincellement de sequins d'un bouleau plein de frissons ; braise ardente des kakiers aux feuilles larges qui descendent en planant ; luminescence des jaunes disques attardés dans les tilleuls en robe d'hiver, et qui restent suspendus aux branches comme des lanternes vénitiennes. Rousseur des ormeaux ; fusées triomphales des peupliers en géantes flamberges ; veilleuses pâles des grappes que balancent les vernis du Japon sous leurs ailes orangées. Tons amortis de cuirs anciens de Cordoue aux ramures torses des chênes. Des étincelles, des phosphorescences, des lampes discrètes, des vers luisants sur l'écorce, des éclaboussements d'or, des pluies de feu.
Et cette musique des couleurs où sonnent des timbres de fanfare, l'accompagne, sur un autre clavier, l'éclat sourd des parfums de l'automne, dans ces jardins qui sentent l'humus, le bois mouillé, l'écorce amère. Arome puissant où s'exalte, avant qu'elle ne meure dans la froidure de l'hiver, toute cette harmonie du monde qu'avait chantée en notes étourdissantes la saison des épanouissements ?
Jamais je n'ai compris, comme en ces brèves semaines où la liberté m'apparaissait éblouissante et fragile comme le dernier soleil, jamais je n'ai touché avec cette bouleversante évidence l'accord profond de la nature et de nos êtres. La terre parlait, dans la splendeur de son ultime fête, le langage même de mon élan intérieur, de cette avidité à saisir ce qui ne dure qu'une heure. L'automne reste désormais pour moi la saison des poignants bonheurs qui s'enfuient, et dont on suce le suc à pleine bouche, avec une hâte sauvage où il entre de l'émerveillement et du désespoir.
Il y a huit jours que Françoise a disparu. Demain, j'irai une dernière fois à Wannsee, pour savoir si ma lettre est partie ; le soir même je commencerai ma retraite dans mon trou à rat. C'est donc aujourd'hui mon dernier jour de liberté. Le ciel ne le favorise pas. Il a fait choir hier de telles cataractes que mes vêtements en sont encore trempés. J'ai grelotté toute la nuit sur mon dossier de canapé. Ce matin, ma chemise colle à mes os comme une chape de givre, mes pieds font floc, floc, dans des godasses imprégnées d'humidité. Et les nuages qui voguent très bas sont encore pleins d'averses. Le vent a un goût d'eau, contre lequel je cours pour me réchauffer, jusqu'à la gare, puis le long du canal au sortir de la station d'Hallesches Tor. Je vais faire une ultime visite au Père de Roton. Hélas ! comme j'arpente le quai devant la Kommandantur après l'avoir fait prévenir, un soldat français s'approche de moi, me murmure à l'oreille :
- Allez-vous-en. Il est filé par la Gestapo. Ne revenez pas avant plusieurs jours.
Un froid plus subtil me glace le cœur.
On dirait qu'en ce point extrême du monde où finit toute terre, un dieu a jeté dans l'Océan une poignée de cailloux gigantesques qui se sont éparpillés au hasard (L'été - chapitre premier - II).