Nous ne renions pas notre terre. Nous lui appartenons, comme elle nous appartient. En perdre un seul morceau équivaut à perdre de notre substance même. Le Marais n’a vécu, jusqu’ici, que de la ferveur de ceux qui l’ont fait. Si tous désertent et laissent la place aux indifférents, ou pis, aux profiteurs, le Marais mourra. Bien sûr, il ne nous donne rien de ce que nous pourrions trouver ailleurs : ni situation, ni renom, ni fortune. Il fait de nous, filles et garçons, des paysans des eaux mortes, des marchands de peupliers aussi. Et l’été, en plus, pour quelques-uns, des gondoliers. Aux yeux du monde, – de ce que vous appelez « le monde » – nous sommes, nous, les maraîchins, des êtres bizarres, un peu attardés et méprisables, piqués, çà et là, sur le paysage des Conches pour lui donner plus de relief. C’est tout.
Elle se sentait coupable ! Mais coupable de quoi? Qui était-il, cet homme qui pouvait dire « petite fille... » avec tant de tendresse, et aussitôt après se permettre des gestes aussi osés, aussi sensuels. Pour qui la prenait-il? Une étudiante comme il avait dû en rencontrer plus d'une, en ses années de Sorbonne? Une femme conquise?... Elle n'était rien de cela. Il aurait dû s'en rendre compte. Et la respecter. Elle n'était pas une fille facile. Elle s'était toujours défendue jusque-là...
Le vin, comme une jolie femme, a ses caprices :il ne doit pas attendre. Même jeune. Et lorsqu'il est vieux, les voyages lui sont néfastes. De la double rangée des énormes cuves posées sur des socles aérés, comme de simples tonneaux ayant trop grandi et enflé, émanait une lourde odeur de bois mouillé, de fermentation sucrée et de terre. C'est là l'odeur spécifique du vin en macération.
Elle avait trop de fierté. Elle avait aussi une conscience aiguë de n'être qu'un accident de parcours, dans sa vie à lui. Les plus belles femmes étaient à sa portée. De celles qui n'auraient pas tout à recevoir de lui et qui pourraient, à ses côtés, jouer leur rôle dans tous les palaces, dans toutes les capitales du monde.
Il avait éveillé en elle une autre femme, celle du miroir, dans la chambre d'hôtel. Tout aurait pu être merveilleux si... si... elle était autre. Mais elle était « elle » : Evelyne Dandrieux, habituée seule à la lutte pour la vie, seule au travail, seule pour sa sauvegarde !
La Venise Verte… le silence… l’absence de moustiques ! Les maraîchins ont toujours évité les dispersions des biens. C’est d’ailleurs pour cela que le Marais a vécu, et survécu, au travers des siècles. Vous le savez bien.
Il est des souvenirs trop vivaces pour qu'une seule parole les efface.
Il faut un commencement à tout. L'auto-stop n'a jamais déshonoré personne ! Croyez-moi, vous n'attendrez pas longtemps. Et les touristes pourvus d'une voiture voyagent rarement seuls.
Les années n’avaient pas passé sur elle sans la transformer. Elle était belle dans cette ombre qui lui faisait écrin. Quel âge pouvait-elle avoir ? Vingt ans, peut-être… Ou plus.
Le mauvais sort était sur elle. N'était-ce donc pas suffisant d'avoir été orpheline à dix ans, d'avoir connu, de ce fait, toutes les humiliations, et toutes les détresses ?