Il est sept heures. La nuit tombe. Il y a parfois entre nous, lorsque je téléphone à l’autre bout du monde, l’écho de nos voix sur le satellite. Les années comptent double ou triple sous ces latitudes où l’on boit, ces climats dont le soleil terrasse et déchire, où l’on ne prend guère soin de soi, immergé dans une lutte constante pour survivre – mais tout est préférable à l’horreur du confort, à la douce putréfaction du pays d’origine, celui que j’ai fui. Je disais cela l’autre jour à Jacob Orfeo, à la terrasse d’un café où nous nous étions retrouvés pour évoquer le temps passé depuis nos dernières frasques. Avant qu’elles ne s’en aillent, avec moi ne pourrissent, il faut que je retrace, fût-ce pour exercer la rétine aux paysages enfuis, ces images des miens morts, de mon père et de son père, de ma famille absente, à tout jamais lointaine depuis que j’ai rompu avec elle les liens immuables d’un même ciel et l’immuable ennui d’un même hémisphère quotidien.
Je procède à quelques repérages sur mon vieil atlas portatif, acheté à Londres il y a dix-huit ans, aussi usé et feuilleté qu’une Bible, transporté dans tous mes voyages (je désignais ceux-ci autrefois comme « mes transports », redonnant à ce mot du langage courant son sens mystique, ou racinien), cher atlas avec lequel j’ai vécu toutes ces années vagabondes, et dont la fréquentation est à elle seule une invitation au voyage, à ces « transports » qui me constituent. Je pars. Franchir enfin cet océan Pacifique qui me nargue de toute son étendue depuis vingt ans est une sorte de victoire sur l’adversité de la vie en soi, de la vie courante. Jamais je n’aurais cru possible, il y a dix ans seulement, de vivre assez longtemps pour accomplir cette traversée – à mes yeux mythologique – de la face liquide de la planète. Le 9 octobre 1993, peu après le décollage de Denpasar, survolant à nouveau Java, l’île voisine, et le port de Semarang dans l’avion qui nous ramenait à Singapour, j’essayais d’imaginer Rimbaud s’en échappant à bord du Wandering Chief, sous le nom d’Edwin Holmes, lorsque je me suis souvenu brusquement qu’il me faudrait reprendre mes cours en marché dès le jeudi suivant à Mexico, me demandant comment j’y parviendrais après ce voyage qui avait fait trembler en moi la moitié de la Terre.
Pourra-t-on dire un jour l’abominable entonnoir du remous noir et le remugle qui émane du fond de la tasse lorsqu’on la boit jusqu’à la lie pour tenter d’y lire sa vie ? Lambeau d’agonie. Mon lent voyage dans tous ces mots du livre m’a conduit jusqu’au souterrain enfoui où aura lieu hors texte la fin du voyage. De la douleur même a surgi par instants le plus poignant bonheur, sans explication ni partage, sans fin car la douleur de l’absence ne peut y mettre un terme, de te voir, de vous voir vivre, au-delà et en dehors de moi.
Chaque page de brouillon rendue lisible – par un travail acharné et miniaturiste, travail de fourmi – est une conquête sur le désert qui gagne, un polder jeté sur l’étendue de mes océans qui reviennent laper de toutes leurs vagues aux rivages de cette île. La maison que je cherche à construire serait comme cette lettre que je t’écris : un abri contre le cyclone qui rôde et menace sans cesse de nous happer dans son tourbillon centrifuge.