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4.38/5 (sur 12 notes)

Nationalité : France
Né(e) le : 15/09/1947
Biographie :

Né en 1947, Auxeméry a quitté la France au début des années 1970 et vécu dix ans en Afrique. Depuis son retour en Europe, il vit au bord de l'Atlantique. Il a traduit de très nombreux poètes américains : W. C. Williams, Charles Reznikoff, H. D., Ezra Pound, Nathaniel Tarn et surtout Charles Olson, auquel il a dédié une partie de sa vie. Son œuvre personnelle témoigne de ses périples à travers le monde et dans les lointains méandres de sa bibliothèque. L'essentiel en a été regroupé dans Parafe (1994) et Codex (2001), parus l'un et l'autre dans la collection Poésie/Flammarion.

Source : Flammarion
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Citations et extraits (39) Voir plus Ajouter une citation
Jean-Paul Auxeméry
     Ayant été condamné…


     Ayant été condamné
Me voici en retraite au pays natal
Pas fâché de pouvoir causer à nouveau avec le vent et les
  nuages
Con comme la lune que j’étais   fada   frappadingue
Et ce n’est qu’aujourd’hui que je goûte ce retour chez soi
Chèvre grimper les monts   nager poisson dans les
  ruisseaux
Libre de toute attache
Conclusion de trois fois dix ans
Enchantement
Et plus rien à foutre
Mon cher     la belle vie


//Zhāng Yăng Hào /張養浩 (1270 – 1329)
/traduction inédite d’Auxeméry
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FORMULAIRE
FAILLES

Extrait 3

                 Là, un jour neuf
            s'entrevoit, des aubes,
           une rémission, et enfin la
        simple et distincte perspective
       d'un essor neuf aussi depuis des
     origines. Des possibles, une gestation.

Failles obliques du sens, complots à déjouer.        Défis.

Dans la fente du sol, Ulysse voit les défunts sans voix ;
le sang du sacrifice coagule ; le temps, lui, reprend.

       La voile s’émeut.        Plus tard.
              on appareillera.

p. 315
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Jean-Paul Auxeméry
ROMAN


Extrait 4

1
Breton s’est ingénié à cautériser la plaie d’Artaud
avec une presque pitié
elle-même très pitoyable
alors qu’il s’agissait de se cathariser
à l’exemple d'Artaud
qui sur ce point en savait tout de même un bout,
lui qui était entré de force dans la grande nuit de l’asile
& avait subi l’immonde bluff à la guérison,
Artaud n’avait certes pas besoin d’être guéri,
n’ayant jamais vécu que pour guérir
sans illusion sur l’état des choses
& par l’effet d’une violence
opposée
à celle dont il avait été l’objet
durant des années,
guérir une société
où les rôles sont distribués
entre des maîtres vils & des esclaves subornés
de façon à pervertir l’ordre du jour & de la nuit,
et la présence au monde des corps & des esprits.
Bien entendu nos doubles nous oublient,
la mise en scène les ennuie.
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Jean-Paul Auxeméry
« Lire est un acte dangereux. Les dictateurs savent cela : ils brûlent les livres (ou, ce qui revient au même, les marchands d’armes achètent les maisons d’édition, comme on le voit ces temps-ci, chez nous), ils en ont peur. »
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Jean-Paul Auxeméry
ROMAN


Extrait 7

2
tandis qu’Artaud
tombe pile
en refusant le beau
de la syntaxe, qui lui vient naturellement
comme à Breton
et sortir de la syntaxe démonstrative
pour se livrer à un jeu plus engageant
avec le réel
que les tentatives de coïncidence aidée
dont Breton était friand
et contraindre
rythmiquement le réel
à coïncider
avec la minute des états de son corps
– voilà la partition que jouait Artaud
et c’était faire coïncider
bien plus que le désir diffus des choses
avec la conscience
toujours suspecte de se donner sans contrepartie
à la confiance illusoire de la rationalité,
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Jean-Paul Auxeméry
1

On voyage parmi les mots du poème comme on voyage parmi les paysages.

On y va chercher une raison - le principe du mouvement du corps de l’être qui lit ou qui voyage, ce qui l’anime et le fait se réaliser, au bout du compte des jours qu’il aura vécus. Certitude toujours hantée de doutes, la réalisation de l’être, venue de l’expérience et de la pensée du monde, du voyage dans les mots comme dans les paysages, constituera cependant son inaliénable vérité. Et le réel que l’être aura atteint, en son corps lisant ou voyageant, sera situé en ce point d’extrême tension où tous les opposés coexisteront, où les contradictions, désormais, devront se féconder, et où les lieux de lecture du réel, dans la géographie mentale, viendront coïncider et se regarder s’exclure sans parvenir à s’annuler.

Qu’est-ce qui pourrait relier, sur le portulan où je trace, pour moi-même, les points de fuite qui font se croiser les lignes de direction qui constituent mes orients ? Tel souvenir de Poitiers, par exemple, du Poitiers de mes humanités, comme on dit, avec telle présence vive de là-bas, d’ailleurs, dans un autre pays, mettons la Chine ?

Un vers, celui-ci, celui-là, lu et relu dans la solitude de la méditation : visa renouvelé sur un passeport, dont des autorités, je veux dire des auteurs faisant sens pour moi seul peut-être comme ils le font, m’auront donné l’usage, et parce que - parce que, sans rien d’autre que l’impératif induit par ce mot de liaison. Ainsi, des nœuds de signification se créent. Ainsi des chemins, obscurs pour soi-même d’abord, se dessinent, puis peu à peu font leur carte, et finissent par éclairer les lieux où ils mènent. Ainsi, peut-être, une œuvre se met à prendre forme.

Si fo de Limozin... C’est là par exemple le début de la biographie de Bernard de Ventadour, transmise par la tradition. De Saint-Yrieix, en Limousin, d’où je tire moi-même mes origines, à Poitiers où j’ai fait mes études : première ligne, sur la carte. D’autre part, la langue anglaise veut qu’un vers soit une ligne : a line. Second fil de lecture.

Les Cantos d’Ezra Pound ont été pour nombre de gens de ma génération un des ouvrages majeurs du siècle, en ce qu’il nous a fait lire en nous-mêmes certaines des directions où nous devions nous engager pour sortir de l’étroitesse des systèmes de versification que nous avions reçus, ainsi que des thèmes où nous enfermait notre seule tradition. Et ce n’était certes pas avec Aragon, qui durant la Guerre, avait plaidé pour une relecture des Troubadours, y cherchant à son propre usage des prétextes à ses odes-dissertations rythmées, de forme très classiquement conventionnelle, que le trobar, le gai savoir de la ligne de sens et de la forme impérieuse, allait retrouver son compte : la régression était évidente, après Baudelaire, Rimbaud, et quelques autres !

Or, Ezra Pound, venu de son Middle West natal, est arrivé un jour sur le sol de France, pour y lire les Troubadours dans le paysage où ils avaient vu le jour. Il les avait étudiés au début du siècle, à l’université, et avait déjà publié des traductions, ou des poèmes-monologues où il empruntait les voix de ses favoris : Bertrand de Born, Peire Vidal, Arnaut de Mareuil... Les titres de ses recueils disent assez déjà la passion de l’identification qui l’animait : Personae, 1909 ; Exultations, 1910 ; Provença, 1910 ; Canzoni, 1911.

On conserve, à Yale University, les carnets de route et les feuillets détachés qui constituent le compte-rendu de ce voyage que Pound entreprit, à l’été 1912. Entreprise aventureuse également, de déchiffrer tous ces papiers épars, et de les remettre dans l’ordre. Seule bonne méthode pour y parvenir : la marche à pied. C’est l’exercice auquel s’est livré il y a une dizaine d’années mon ami Richard Sieburth, avant de publier, en 1992, chez New Directions, à New York, un volume intitulé A Walking Tour in Southern France, Ezra Pound among the Troubadours. " Faire la navette entre textes et référents topographiques, entre signifiants écrits et réalité physique du terrain ", dit Sieburth : d’abord sur la carte, et puis dans le paysage.

La " Provence ", telle que l’entend Pound, c’est le pays des Troubadours, un pays situé entre parole et écriture : entre légende personnelle (souvenirs d’émerveillements fondateurs) et mythe littéraire (modèles de formulation inclus dans un système de références très vaste, et y jouant sa part essentielle). Lisant les Troubadours, et parcourant à pied leur pays, de Poitiers à Beaucaire, en passant par Chalus, Hautefort, Toulouse et Roquefixade, il trouve matière à alimenter le projet qui sera celui de sa vie, les Cantos. " Toutes les époques sont contemporaines ", tel allait être son axiome. Les époques - et les êtres, et les lieux, et les événements significatifs de l’histoire humaine...

On connaît le principe de composition des Cantos : la juxtaposition, selon la méthode "idéogrammatique ", que Pound avait tirée de la description, par Fenollosa, du caractère chinois comme matériau poétique. Un idéogramme est formellement composé d’éléments signifiants qui, séparément, renvoient chacun à un signifié particulier, et qui, organisés de façon à former un signe nouveau et complexe, créent également un signifié nouveau. Les lignes de sens des Cantos ont une signification en elles-mêmes, mais c’est par accumulation, par mise en parallèle et avancée constantes, qu’elles parviennent à composer un objet poétique de nature nouvelle, et dont les implications élargissent leur angle de lecture : ainsi un vers de Dante trouvera son écho dans une allusion à Joyce ; un morceau de vers de l’Odyssée télescopera un apologue se rapportant aux idéologues fondateurs de l’Empire américain moderne ; une référence à Confucius viendra croiser une citation d’homme politique de notre temps de guerres et de désastres ; ou bien encore, des considérations sur le système d’expropriation économique qui régit le monde et détruit la beauté, se verront rapprochées de tel souvenir de l’église Saint-Hilaire (Canto XLV) et contribuer à la diatribe exaltée de Pound contre l’Usure.

La ville de Poitiers finira par prendre une sorte d’importance primordiale, dans le cours de son œuvre, celle d’un lieu sacré. Et en effet, c’est de Poitiers que commence véritablement le périple de Pound dans le pays des Troubadours. Parti de Paris par le train, le 27 mai, il atteint la ville de Guillaume, qui " avait ramené d’Espagne la chanson/ Avec chanteurs et vielles " (Canto VIII). Pound reviendra en 1919 en compagnie de son épouse Dorothy, et c’est alors (nous dit Richard Sieburth) qu’il découvrit sans doute les mesures pythagoriciennes de Saint-Hilaire, comme les jours suivants, par contraste, il verra en l’architecture " falote " des monuments religieux d’Angoulême l’exemple même du déclin de la culture française, à partir des magnifiques proportions du joyau poitevin, en " ornements de bigoterie et de superstition " (Essais littéraires).

En 1912, " Poictiers ", selon l’orthographe archaïsante qu’il adopte, n’est pas la cité sainte des fondations. Pound la décrit comme une ville au charme provincial assez endormi ; il la compare à de gros bourgs de Pennsylvanie, qu’il abhorre. Le style de la prose poundienne viole quelques principes de l’ordonnancement syntaxique, le désordre de l’émotion se traduisant par une certaine dégaine affectée (je respecte l’orthographe du feuillet pour les noms propres et la citation en occitan) :

"Il y a beaucoup de buissons de roses contre beaucoup de murs. Et Notre-Dame la Grande offre un visage plus vieux que tout ce que je connais ou qui m’intéresse bien qu’elle ait été en fait construite sous les yeux du Comte Guillaume...

M’y voici, donc, dans la cité mère, en proie à des discriminations irrationnelles et émotives... Je dis la cité mère car c’est l’Aquitaine ou si on veut Limoges qui fit s’élever le chant à nouveau, et c’est le Comte Guillaume qui le mit à la mode de la région, et si Henry commença la cathédrale ici son grand-père & son fils commencèrent et poursuivirent le trobar et à la cour des Plantagenêt les princes chantaient Daniel & De Born et Borneil et... on trouverait ainsi maint autre troubadour dont il est écrit, " Si fos de Limousi. " Il fut du Limousin, homme courtois, ou homme de petite extraction, ou tout autre chose de cette sorte...

Et quiconque objecte à la manière & forme de leur façon de chanter, au conzoni, aux cansons, est homme stupide comme celui qui objecterait aux roses qui poussent sur un treillage. Et nul ne pourrait rester assis ici à la fenêtre et croire qu’il y a quelque folie dans la manière de pousser de ces roses."

(Là Pound se livre à un pastiche de la manière de ses chers auteurs, une variation sur les roses, & sur l’amour de la dame de ses pensées - assez scolaire, mais d’une sincérité indiscutable... On le sent plein de son sujet. Cependant la ville qu’il a sous le regard n’est pas celle du mythe littéraire...)

"C’est une ville bâtie comme la planche du jeu du coq-en-pâte" (le terme anglais est plus amusant, pigs-in-clover, "les cochons-dans-le-trèfle " : il s’agit de trouver l’emplacement idéal pour les pièces du jeu sur un support percé de trous), "disposée non sans dessein, de façon que chaque pièce dans la maison ou chaque rue qui suit la pente offre un nouvel obstacle ou une nouvelle exposition vers la saillie qui domine la ville..." (Pound délaisse Sainte-Radegonde pour des raisons impies, dit-il, et poursuit.)

"Le pire côté vient frapper tout de suite - derrière une plaine de peupliers et de rivières paresseuses - une débandade de maisons tapies sur la falaise, et donc la modernité, à damner l’âme de Mansart... J’ai été découragé. Les gens portent les habits qu’on trouve à Milan et à Paris, la cathédrale est blanchie à neuf... et je suis finalement arrivé dans un rue tranquille, vide de gens. Poictiers a les charmes de Germantwon ou d’Utica. Il y a là des jardins calmes mais rien de ce pour quoi j’étais parti..
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Jean-Paul Auxeméry
La parole poétique - son authenticité se mesure à son amplitude comme à sa profondeur : on l’apprécie, sous les formes diverses qu’elle est amenée à prendre, à l’envergure du compas mental de celui qui la prend en charge ; on la jauge à la densité des matériaux qu’elle va puiser dans les gouffres & les antres où se forge le noyau de toute expérience humaine. Jerome Rothenberg est un voyageur de l’universel qui sait, depuis longtemps(mais on en a enfin la preuve en notre langue), où aller puiser et sur quelles terres le forage sera fécond.

Le projet initial de son anthologie fut, à la fin de la décennie des années 60, de réunir des documents relevant de la poésie portée par les traditions tribales ou orales de toute origine, couvrant l’ensemble de la planète, en utilisant les travaux des anthropologues et des linguistes. Il ne s’agissait pas de livrer les documents bruts et de les juxtaposer, comme en une galerie de curiosités. Nous avions eu, chez nous, l’anthologie nègre de Cendrars, qui s’inscrivait dans ce type de démarche, en la dépassant toutefois, puisqu’elle était également en résonance avec le mouvement des avant-gardes artistiques du début du XXème siècle ; nous avions eu aussi plus tard dans le siècle, l’anthologie de Senghor, où la littérature trouvait son compte ainsi que la revendication politique (la préface de Sartre mettant l’accent sur ce point).
L’entreprise de Rothenberg obéissait, elle, en un temps de doute sur l’ensemble de ce qui se présentait comme la civilisation (celle que l’Europe des Lumières avait initiée & que l’âge de l’industrie achevait) et de recherche d’efficacité de la parole poétique, à un double souci : de « confrontation » certes, entre les textes présentés, et dans une optique plus large que celle d’un florilège thématique (à détermination ou finalité ethnologique, esthétique ou politique), mais plus intensément de redéfinir ce que nous pourrions nommer les rapports du sens et de la forme. La vie des peuples autres (disons ainsi, pour ne pas employer les tristes qualificatifs de « primitifs » ou de « premiers ») fait une place essentielle aux rituels ; et tout rituel agit comme « modèle de mise en forme du sens & de l’énergie » ; il s’ensuit que la qualité requise pour la parole engagée dans le rituel est son efficacité.

Rothenberg développe, à partir de ces données, un certain nombre d’idées simples, qu’il faut rappeler. Il est d’abord avéré, à la lecture de ces textes, que la notion de langue « primitive » est une notion indue, syntaxe et lexique étant en chacune élaborés et suffisamment riches pour parer à tous les enjeux. Les étalons de valeur de civilisation ne dépendent absolument pas de l’évolution technologique que nous avons nommée « progrès », où la rapidité des échanges et de la « communication » tient lieu de savoir, et qui n’aboutit qu’à l’amoncellement de gadgets, d’instruments d’infantilisation et de propagation de la mort de masse ; au contraire, la technicité des peuples du monde est très diverse, puisque adaptée au milieu, au double sens de l’environnement écologique et géographique et des nécessités intérieures de la réalisation de soi : la « sacré » est alors ce qui permet la vie dans un contexte humain où chaque individu est en relation avec le tout du groupe auquel il appartient. Le poète (soit, étymologiquement, le « faiseur ») est alors, parmi les « techniciens du sacré » celui dont la parole formée fait le sens. Entendons : la forme fait le sens comme le sens induit la forme.
Au-delà de la multiplicité des approches du réel selon la diversité géographique et historique, le « primitif », par la parole poétique, agit de façon complexe (investissant un réseau dense et chargé d’énergie), sur une réalité fort complexe elle aussi : pour le résident lambda de nos cités, un tapis de neige est un spectacle navrant ou disponible pour le plaisir ; pour un Esquimau c’est une des données essentielles du réel : sa simple description implique déjà des modes d’action diversifiés à fins multiples. Les lignes de sens de cette action se situent là où l’intelligence des choses et leur résonance sensible sont liées.

D’où le chant, sous ses formes variées de jaculation : du port de voix le plus direct & « naturel » à la déclamation, en passant par la modulation et la psalmodie. Ce qui pose le problème de la traduction sur un plan où le poète prend le relais de l’ethnologue : « Une anthologie telle que celle-ci est destinée par nature à offrir un assemblage de versions. » L’altération phonétique, par exemple, ne peut qu’être notée qu’avec de pauvres moyens. Les significations qui se greffent, par résonance interne au chant, sur le noyau de sens, comment les faire apparaître ? Le mouvement de la parole appliquée à épuiser ces implications multiples, comment le rendre ? Qu’est-ce qu’un « vers » ? Une « strophe » ? Très vite, se superpose le problème de l’unité de l’objet verbal qu’on nomme poème. Rothenberg distingue un premier facteur dans la présence de clés, de « constantes » à l’aune desquelles se mesure la pertinence d’un ensemble : son, rythme, noms, verbes, images prégnantes... Mais surtout, un ensemble séquentiel trouve son unité dans une conception de la réalité où les transformations des données opère.
On voit ainsi que l’entreprise de Rothenberg n’est pas de l’ordre du catalogue de curiosités qu’on feuillette, mais engage une réflexion sur les voies & moyens, et les fins de toute parole poétique. L’idée du « transfert d’énergie » de l’auteur (avec toutes les réserves que cette notion nécessite, ou le « poète », ou le faiseur de « charme » -, comme on voudra, en se rappelant l’étymologie, toujours), on la trouve très exactement chez Olson, et elle est reprise, sous une modalité adaptée à un autre type de pratique, dans les préfaces de Denis Roche à ses Récits complets et à Éros énergumène. Ce transfert, c’est celui qu’opère le performer, du chaman, du conteur de théogonie, ou du pourvoyeur de sens, à l’auditeur, car il faut se mettre ici dans la peau de qui écoute pour voir, et non de qui lit pour entendre, et seulement comprendre.

Yves di Manno a accompli un travail de refonte véridique dans son adaptation de ce livre à notre langue. Cela supposait une communauté de vue et de voix entre l’auteur du livre et son traducteur ; celui-ci nous a donné, naguère, les preuves de sa compétence, avec Kambuja 1, où il s’appliquait à une transcription personnelle de textes cambodgiens. D’autre part, son édition des techniciens, offre un appareil de notes, ajoutées aux commentaires et aux notes originelles de l’ouvrage, où le lecteur (français, mais pas seulement) trouvera l’illustration de l’axiome de Rothenberg : la concordance des techniques d’articulation de la parole poétique des peuples éloignés dans le temps et dans l’espace - par quoi se manifeste l’esprit dans lequel le livre a été conçu, celui de l’ouverture, à double entente : débat ouvert, & embrassement du réel.

Rothenberg applique, pour ce faire, le système de la pensée analogique, et non analytique. Ce n’est pas la décomposition (analyser, c’est dissoudre) du chant en ses éléments (ordonnés, raisonnés) qui prime, amis les modes de manifestation de la parole. Exemples : improvisation des voix vaut autant pour le jazz ; rituels offrant divers angles d’attaque se retrouvent dans le concept de théâtre total ; et cette conception du « souffle » (conjonction corps-esprit), c’est encore celle du « vers projectif » olsonien (sans compter qu’une entreprise poétique comme Maximus se situe, clairement, dans la lignée du Gilgamesh). Et dans cette optique, on se souviendra qu’un Pound, pour introduire ses Cantos va chercher une version, par un auteur de la Renaissance, d’un chant homérique ; en foi de quoi, pour rendre l’extrait de textes Dogon, Di Manno utilise la version donnée par Leiris. Question de cohérence dans le propos tenu dans l’ouvrage, et sens de la communauté de vue que nous poursuivons, au-delà de nos différences. Et si Rothenberg cite en appendice Denise Levertov, Paul Blackburn ou David Antin, en échos aux textes ougaritiques ou mélanésiens, son traducteur complète par des mises en parallèle où interviennent Paul Louis Rossi ou Serge Pey (de magnifiques transcriptions de « chants de vision » du peyotl, dans la ... tradition - pourquoi ne pas user de ce terme - d’Artaud).

Le livre de Jerome Rothenberg, à mon sens, pour la littérature des Etats-Unis, s’inscrit dans une ligne où je note quelques dates-phares : la première édition de Feuilles d’Herbe, avec sa préface, où Whitman signifie l’acquisition de l’autonomie du poème spécifiquement américain ; le Kora in Hell, avec sa préface de 1918, où Williams fait la ligature, de son côté de l’Atlantique, avec les impératifs de la « modernité » ; l’entreprise des Cantos poundiens (et singulièrement ceux de Pise, où l’aède vient échouer sur les rivages du vieux Monde), avec la méthode « idéogrammatique », prélude à la conception « projective » d’Olson (qui gomme la déclamation rhétorique dont Pound était encore l’otage tragique).
Les Techniciens du sacré est le livre porteur, lui, d’une vision synthétique, dont les autres livres de Jerome Rothenberg sont en quelque sorte le développement : un de ces ouvrages essentiels où les deux axes de l’espace et du temps se fécondent.

Auxeméry, 18/04/2008.
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FORMULAIRE
Aphorismes
 
 
 Un grand oiseau picore la fumée jaillie des longs tubes de métal
dans une campagne toute neuve, habitée exclusivement de friches
d'immeubles morts. Les vitres effondrées babillent des sanglots de
suie, la pluie sale pisse sur les façades.

p.322
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avec cette voix...


avec cette voix que j’ai lisant
& marchant respirant m’en allant vers –



cette voix qui règle
ce qui ne sait qui



cherche à ordonner
ce qui ne se peut



qui fluidifie & qui conçoit



qui coagule & qui disperse -



avec cette voix qui me vient quand
je veux vouloir & que je sais que



je ne pourrai bientôt plus parler je ne



serai plus que cet écho en train de
s’évanouir
& avec cette voix qui me fait



dire que je ne suis que cet écho de moi-même
& qui va où je ne saurais plus être que souvenir



sédiment sable solide crispation infinie –



cette voix qui me dit que je ne suis déjà plus
marchant & lisant
ni respirant ni m’en allant vers –



je parle cependant m’entends me penche sur le puits



vois ces signes dont le sens importe sans parvenir
à fixer quoi que ce soit qu’eux-mêmes plonge



m’en vais me voir disparaître dans l’ultime écho avec
cette sorte de faiblesse minérale du souffle où je sais



que je vais me reconnaître lisant marchant m’en allant



vouloir encore & ne sachant & ainsi marchant & lisant :



vouloir encore & ne sachant & ainsi marchant & lisant :



ligne


ligne ligne ligne de



sens informe nasse réseau



de voix d’outre-moi écho nombreux sourde



machinerie lacis torsion



– Au fond du puits
la veine creuse cette
voix multiple – mots plaqués



lisibles particules du minerai sur
la paroi du ventre de terre humide



leurres pourtant & impostures toujours



marchant lisant mourant à chaque pas



en allé à jamais dans la chambre d’échos dans



la convulsion d’un souffle figé dans la vacillation



des voix livre cols lèvres béant souffle insensé

pp. 56 & 57
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Jean-Paul Auxeméry
2

Car Poictiers est de trobar clus et d’aussi peu d’intérêt que la poésie dont on se plaint. Poictiers est - là Pound utilise l’adjectif elusive, dont la traduction est assez ardue, - mettons : insaisissable, fuyante...

On voit la déception du poète : il est au lieu où pour lui tout a pris depuis longtemps sens, mais sur le terrain, la réalité ne correspond pas à ce qui lui suggérait les lignes qui menaient là sur sa carte mentale.

Ce n’est que plus tard, quand le grand œuvre des Cantos sera en train, que naîtra, en vérité, le réel - que je définirai ici comme l’authentification de la réalité par le mythe... L’écriture du poème donnera à la " cité mère " le lustre qu’elle doit avoir : la ville ne sera plus alors ce lieu qu’indique et que décrit le guide touristique, elle sera devenue signe dans le cours du poème, et borne brillant sur le chemin des mots...

Ainsi de Notre-Dame, transfigurée dans le Canto IV. Pound reprend des termes du guide Baedeker qu’il avait en main lors de sa visite, et cela donne ceci, de toute autre facture qu’un compte-rendu de carte postale, évidemment :

Le soleil scintille, scintille là-dessus,

Comme un toit d’écailles de poisson,

Comme le toit de l’église de Poictiers

S’il était d’or.

La face sainte de l’édifice se superpose à l’évocation d’Actéon assistant, sous le couvert, au bain de Diane, parmi les nymphes ; toute la scène baigne dans une atmosphère ovidienne, où le troubadour Peire Vidal vient, s’identifiant au chasseur de la mythologie, admirer la chevelure d’or de la déesse.

Quel chemin, pour ma part, ai-je emprunté ? De Poitiers, où suis-je allé ? A quels dieux étrangers suis-je allé rendre mes devoirs ? En quels lieux suis-je allé me rencontrer moi-même ?

La Chine, ai-je dit. Et parce que. Oui, parce que (et cela n’a rien à voir, et tout, pourtant !), dans un Canto, un de ceux de Pise, quand, dans la " Cage à Gorille " (une ignoble cabane à tous vents, dans un camp) où l’avaient placé les autorités militaires venues l’arrêter à la fin de la Guerre en Italie, après qu’il eut fait montre de trop de complaisance pour le Duce déchu, Pound voyait réellement une montagne qui n’existait pas au lieu où il se trouvait ! Affairé à la construction d’une cathédrale de mots, où venaient s’agglutiner dans les marges, parmi des souvenirs de Ventadour (" les clefs du château", Canto LXXIV), des allusions au désastre de l’Europe et à la nuit de l’âme où nous nous trouvons encore (les cadavres de Ben et de la Clara, pendus à Milan, hantent toujours notre continent à la dérive, quoiqu’en disent les optimistes béats), des citations de l’Odyssée ou de Baudelaire, etc. - des caractères chinois, comme des signes d’intelligence du monde, il avait vue sur une montagne sacrée de Chine. A plusieurs reprises, il a vu, dans ces Cantos pisans, lui apparaître le mont Taï-shan, comme un trône divin ou une butte primale, ou même le " fantôme " d’un ami, ou peut-être même comme le siège d’un amour lointain (la " dryade ", ce fut Hilda Doolittle, aussi, qu’il avait quittée, jadis, pour venir en Europe) :

Vos yeux sont comme les nuages sur le Taï-shan

Quand un peu de pluie est tombé

et qu’il en reste encore autant à tomber

Les racines descendent vers le bord de la rivière

et la cité cachée monte vers

l’ivoire blanc sous les abois...

Pour ces vers-là, je suis un jour parti sur des routes, j’ai été sur quelques continents, et je suis monté un jour sur le mont Taï-shan. Je lisais et j’écrivais tout autre chose que les Cantos, bien sûr, et j’ai regardé, le soir, le monde en bas (les lumières flottantes, les méandres du grand fleuve, les villes minuscules), et au matin, avec les pèlerins chinois, j’ai crié, dans les bancs de brume poussés en rafales de coton, quand le soleil s’est levé à l’est, à portée de notre main.

En quelque lieu que tu sois, tu viens au monde & tu es chez toi, quand tes mots, comme le paysage, trouvent leur cohérence propre, une cohérence dans laquelle les cartes n’ont plus rien à faire. Tu nais toujours au lieu multiple & unique à la fois, où t’ont mené les noms & les êtres : de Poictiers au mont Tai-shan, Ezra Pound, en moi, à jamais, la ligne est droite & le sens évident. C’est ainsi.
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