Au-delà de la sérénité sensuelle de ses tableaux, la fascination de notre époque pour Vermeer repose d'abord sur les lacunes de notre connaissance. L'homme comme sa peinture nous échappent. Le relatif anonymat dans lequel ses œuvres furent longtemps tenues donne un éclat sensationnel à sa redécouverte. Il y a aussi le caractère discret de cet homme qui a peu peint mais dont on scrute aujourd'hui chaque tableau avec une interrogation passionnée.
Vermeer raconté
De tous les tableaux de Vermeer, La Dentellière est le plus petit. Ce format particulier instaure d'emblée un rapport d'intimité avec le spectateur, obligé de s'approcher pour le contempler. Assez tardif dans l'œuvre de l'artiste (vers 1669-1670), on voit s'affirmer avec évidence dans cette toile le processus qui conduit Vermeer à réduire progressivement le nombre de personnages de ses tableaux - en excluant notamment l'élément masculin -, et à clore l'espace pour y installer une figure isolée. Le cadrage de la composition est resserré ; la position rabaissée du point de fuite, qui situe le spectateur en position de légère contre-plongée, confère à La Dentellière une certaine monumentalité. Bien que l'engagement émotionnel du spectateur soit ici particulièrement intense, ce dernier est comme maintenu à distance de l'œuvre : les objets au premier plan font obstacle à la pénétration de son regard ; le point de vue oblique, la position de la main droite de la jeune femme qui cache son ouvrage, ne lui permettent pas de voir ce qui fait l'objet de l'extrême concentration de celle-ci.
Entrée : Dentellière
La manière qu'a Vermeer de représenter les objets est très différente de celle de ses contemporains. L'extrême attention qu'il porte à la définition des choses ne s'accompagne nullement de leur description minutieuse : c'est un peintre réaliste qui semble peu se soucier du rendu "réaliste" de la matière. Le dosage et les variations de la lumière rendent davantage la texture des choses, ce qui est perceptible à leur surface, que leur matière même. Certes, on note des différences dans le traitement des objets : les tapis et les tentures sont souvent peints en petites touches juxtaposées et superposées, qui traduisent leur épaisseur et leur opacité, alors que le verre et le métal sont définis par de simples traits de couleur brillante et fine qui en exprime la transparence.
On souligne souvent l'effet de suspens qui caractérise les figures de Vermeer ; il tient autant à l'arrêt de leurs gestes qu'au fait que ces personnages semblent saisis en train de nous apparaître, pris entre la matérialité de la toile et l'immatérialité de l'être.
Le sentiment d'évanescence que suscitent ces peintures procède d'une volonté de dématérialisation du monde de la représentation. Ce que le peintre transcrit sur la toile, c'est l'univers visible, perceptible et non la réalité tangible des choses. Il ne tient nullement à créer un effet de vérité par une technique illusionniste qui donnerait l'objet représenté pour la chose même. Sa peinture ne renvoie à nul autre univers que celui de la représentation ; elle définit les limites du visible, en même temps que le domaine propre de l'art.
Entrée : Matière et épaisseur