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4.08/5 (sur 6 notes)

Nationalité : France
Né(e) à : Isigny-sur-mer , 1824
Mort(e) à : Paris , le 28 mars 1900
Biographie :

Louis Énault est un journaliste et romancier français.

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Citations et extraits (9) Ajouter une citation
Ce coin des poêles est célèbre (...) dans le monde entier. Ceux qui reposent ici ne sont pas seulement des gloires anglaises ; ce sont des citoyens de l'univers : ils ont travaillé pour l'humanité.

(Le coin des poètes, dans le transept sud de l'Abbaye de Westminter)
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Si vous voulez vous donner une idée juste de Londres et de l’Angleterre ; si vous voulez vraiment savoir ce que sont et cette ville et de ce pays, qui semblent avoir pris pour devise le mot même qui résumera un jour la destinée de l’humanité… Travail ! Il faut parcourir les rues de plus modestes apparence qui longent la Tamise.
C’est là, en effet, que se déploie l’énergie humaine dans sa plus fiévreuse activité ; c’est là que se concentrent tous les commerces et toutes les industries ; c’est là que la concurrence, cette nécessité sociale, qui est tout à la fois le principe du progrès et du danger, enfante des merveilles et des monstruosités. Qui n’a pas pénétré dans ces rues sombres et sans soleil, étroites et surplombantes, ne sait pas jusqu’à quel point de développement l’homme peut pousser le commerce et l’industrie, et il ignore également ce que, par un juste retour, le commerce et l’industrie peuvent faire de l’homme — un chiffre et une machine — un engin perfectionné et vivant, propre à extraire de son semblable tout ce que celui-ci peut lui donner sans mourir.
C’est là en effet, que se coudoient, dans un voisinage intime et forcé, le négociant 15 ou 20 fois millionnaire, et l’homme de peine qui ploiera toute sa vie l’échine ou les épaules sous les plus lourds fardeaux — non pas pour vivre — mais pour empêcher de mourir de faim sa femme et ses petits ; c’est là qu’on voit rôder nuit et jour le pâle troupeau des besogneux, à la piste de l’occasion — bonne ou mauvaise — qui lui permettra de gagner ou de voler la maigre pitance du soir (…)

Dans ces rues, dont le sordide aspect nous repoussait, où nous ne sommes point entrés tout d’abord, et que nous n’avons point visités sans une secrète répugnance, toute maison est un magasin ou entrepôt.
Prenez garde à vos pieds, car, si cette trappe s’entr’ouvre, vous allez tomber dans une cave sans fond.
Prenez garde à votre tête, car cette grue, qui descend lentement des greniers, en faisant crier et grincer ses chaînes de fer, va vous harponner au passage…

Dans ces voies souvent tortueuses, larges tout au plus de quelques mètres, quelle agitation sans repos ! Quel mouvement perpétuel ! Quel flot continu des allants et des venants !… Et l'on ne s’occupe pas de son voisin ; dans cette foule, chacun tire à soi, et agit comme s’il était seul.
Un Français s’y trouverait ahuri, dépaysé, incapable de se dépêtrer au milieu de tant d’obstacles. C’est à peine si l’Anglais en prend souci : il marche droit à son but, parce qu’il ne voit que lui. C’est là le secret de sa force et de son succès.

L’étranger qui n’a pas les nerfs aussi fortement trempés, et qui se trouve pour la première fois au milieu de ces rues affairées et bourdonnantes, ne se défend point d’un moment de trouble. Son oreille s’emplit du tumulte de ces bruits divers et s’irrite de ce charivari de notes discordantes. Les hommes crient, jurent et tempêtent ; les chevaux hennissent et frappent du pied ; les chaînes grincent ; les poulies gémissent ; les essieux crient ; les machines râlent, et dans ce formidable chaos on ne peut distinguer ni percevoir rein qui se détache avec quelque netteté de cet ensemble confus.
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- Je craignais tellement un accueil sévère ou froid, que, si grand que fût mon désir d'atteindre le but, tous les prétextes m'étaient bons pour m'arrêter sur la route. Enfin, ici, à une journée de Göteborg, je voulus faire une dernière halte. J'espérais, d'une façon ou d'une autre, recevoir de vos nouvelles. Pour tromper mes ennuis, je peignis ces arbres, ces bois, ces torrents, ces rochers, qui peut-être avaient vu passer jadis votre sereine beauté et votre jeunesse insouciante. Puis j'évoquai mes souvenirs.... Vous voyez, ajouta-t-il en montrant sa toile, s'ils sont présents et fidèles dans mon tableau, vous avez retrouvé votre image.
- Cent fois plus belle ! fit Carine, secrètement flattée du petit chef-d'œuvre qu'elle avait sous les yeux.
- Mais, continua-t-elle, pour peindre ainsi, il faut avoir beaucoup de talent.
- Non, il suffit de beaucoup aimer... Et...
- Oh ! Ne dites rien.
- Parce que vous savez tout, n'est-ce pas, Carine ? Parce que vous savez que je vous aime ?
Une faible rougeur colora les joues pâles de la jeune fille. On eût dit ce premier rayon rose de l'aurore qui vient toucher, sur la cime des monts, la blancheur immaculée des neiges.
- Jamais ! Ne parlez jamais ainsi !
- Toujours, au contraire; je veux toujours répéter ce mot-là : Je vous aime, Carine ! Je vous aime ! Il faut que je vous accoutume à l'entendre.
- Et si je ne puis pas y répondre ?
- Je ne vous demande rien, fit le jeune homme, rien que de vous laisser aimer, de vous laisser consoler... Pendant si longtemps vous avez donné sans recevoir !... Quand, à présent, vous recevriez sans donner, où serait le mal ?
- Vous croyez donc que je puis être ingrate ?
- Si je ne vous défends pas de l'être ! Croyez-moi, d'ailleurs celui qui aime le mieux a toujours la plus belle part; ne songez pas à me plaindre; vous devriez plutôt m'envier.
- Ami cher et généreux, comment pourrais-je jamais vous remercier assez ?
- En oubliant le passé, en vous confiant à l'avenir... Et à moi, ma chère Carine; en vous permettant d'être heureuse.
Marius avait repris la main de la jeune fille qui, cette fois, ne lui fut point ôtée: il s'était rapproché d'elle, et leurs têtes se touchaient presque. Marius, passant son bras autour de la taille de Carine, l'attira contre lui. Carine ne résistait plus; elle laissa tomber sa tête blonde et påle sur l'épaule du jeune homme.
- Carine, murmurait celui-ci en effleurant ses beaux cheveux du souffle et du baiser, Carine, veux-tu être ma femme devant les hommes et devant Dieu, pour toujours ?
- Ah ! dit-elle, ce serait félicité trop grande et je ne la mérite pas.
Il se laissa glisser à ses pieds, et posant la tête sur ses genoux :
- Ce n'est pas pour toi que je te prie, lui dit-il, c'est pour moi ! Pour moi qui ne peux plus vivre loin de toi; pour moi qui ne sépare plus ma destinée de la tienne; pour moi qui veux te faire un avenir si beau, que le souvenir du passé ne se présentera plus jamais à ta pensée !...
Carine dégagea une de ses mains, et la posa sur le front de Marius, en murmurant :
- Ah ! Mon Dieu ! Il me semble que je sens mon cœur renaître ! Pourrais-je jamais porter tant de bonheur ?
- Le bonheur rend fort ! répliqua Marius; demain nous partirons ensemble pour Lilla Edet, et j'irai te demander à ton père.
Mais comme il s'aperçut que, dans cette pauvre âme si longtemps ployée sous le faix du chagrin, l'idée attristante reprenait bien vite le dessus, et qu'il voulait, à tout prix, la distraire, il se résigna à ne plus lui parler de son amour, et il lui demanda ce qu'elle avait fait depuis qu'il avait quitté la maison de son oncle.
- Je vous ai regretté, répondit-elle avec une adorable naïveté.
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On fait parfois, dit-on, une infidélité à une maîtresse aimable et tendre : il est rare que l'on ne soit point ridiculeusement soumis à celle qui nous tourmente et nous désespère. C'est un travers de l'humaine nature, et je le déplore en le constatant, mais je le constate. Cela prouverait peut-être que l'homme n'est pas digne du bonheur : c'est depuis longtemps l'avis des moralistes.
Quoi qu'il en soit, Rose, poussée à bout et voulant enfin voir de quelles couleurs pouvaient être les paroles de ce beau ténébreux, avait jeté un caillou dans ses fenêtres, au risque de casser les vitres.
Georges, aussi nettement interpellé, n'avait point fait trop d'attention à ce qu'on lui avait dit tout d'abord; puis la voix très nette et très vibrante de Rose l'avait un peu tiré de son apathique indifférence; il la regarda, et voyant son costume qui contrastait assez avec ses paroles, il en fut frappé davantage encore. Il se mit alors à examiner plus attentivement la jeune fille. Il admira d'abord son élégance et sa belle tournure, et surtout cette grâce harmonieuse de tous les mouvements, que l'on ne trouve guère que dans les populations du Midi, et qui les rend si attrayantes.
Peut-être ne la connaît-on pas assez cette noble race pyrénéenne, qui joint, à toute la force du sang gascon, toute la distinction et toute la finesse du type arabe. Le terrible marteau du premier Carlovingien n'écrasa point toute l'armée de l'Islam dans les champs de Poitiers. Tout le sang des compagnons d'Ab-el-Rahman ne fut pas versé sur le sol de la France naissante; il en coula dans les veines de nos mères. Plus d'une fois le croissant s'unit à la croix, et l'amour retint de ce côté-ci de la montagne ceux que les grands chefs sarrazins rappelaient sur l'autre versant.
Les filles de cette étrange et féconde alliance furent belles et charmantes entre toutes. Aux dons brillants de la grâce séduisante de leurs aïeules gauloises, elles joignirent la poésie fière et un peu sauvage de leurs pères africains. C'est aux hardis marcheurs dont le pied s'est cambré sur le sable du désert, que les sœurs de Rose ont pris leur jarret délié comme celui de l'antilope. C'est à ces rêveurs assis au bord de la tente, et qui passent leur nuit à regarder les cieux étoilés, qu'elles doivent leurs yeux vifs et doux comme ceux des gazelles.
Georges avait rejeté sur le tapis la lettre qu'il tenait à la main, et, appuyant son coude sur la table, son menton posé dans les trois premiers doigts de sa main gauche, il se mit à regarder la jeune fille avec une attention extrême. C'était tout ce qu'elle voulait, car, au moment où Georges se disposait à nouer avec elle un entretien peut-être plus intime :
- Ma tante m'appelle, s'était-elle écriée en lui faisant sa plus belle révérence.
Et nous l'avons dit, sans même se retourner, rapidement, faisant sonner les marches de l'escalier sous ses pieds chaussés de mules sans talon, Rose disparut, en laissant M. d'Arcy seul, intrigué et mécontent. C'était sans doute ce qu'avait voulu la malicieuse créature.
Il fit deux pas pour la rappeler.
« Mais à quoi bon, se demanda-t-il en haussant les épaules, je n'ai rien à lui dire; qu'elle aille à ses affaires comme je vais aux miennes. »
Tout en parlant ainsi, Georges prit son chapeau, une légère badine, qui lui servait de stick et de cravache, et tout en fredonnant un air d'opéra, il descendit l'escalier, comme Rose venait de le faire un moment auparavant.
En mettant le pied sur la dernière marche, il ralentit son pas pour traverser le vestibule, dans l'espérance de rencontrer la jeune fille; mais son attente fut déçue. Il entra dans le petit salon où Mme Bienassis se tenait d'ordinaire, sous le fallacieux prétexte de demander s'il n'y avait point de lettres, quoique le facteur fût déjà monté chez lui; mais en réalité, pour voir si Rose n'y était point. Cette seconde tentative n'eut pas plus de succès que la première.
M. d'Arcy sortit de la maison en mordant sa lèvre et sa moustache, ce qui était chez lui le plus grand signe de désappointement.
Arrivé dans la rue, il jeta machinalement les yeux sur le second pavillon, qui appartenait, comme le premier, à Mme Bienassis, et il aperçut au balcon la belle Rose, qui tenait entre ses bras l'enfant d'une de ses locataires. Le "baby" lui souriait, et de ses petites mains potelées, tapotait les belles joues trouées de fossettes. Rose était charmante dans ce petit rôle de mère, qu'elle jouait à ravir. Georges s'arrêla une seconde sur le seuil pour contempler ce délicieux tableau, dont il jouissait en artiste, et, sans trop songer à ce qu'il faisait, il porta la main à son chapeau, comme pour saluer cette vision souriante. Rose sembla ne l'avoir point aperçu, et bassant la tête, couvrit de baisers les bras nus de l'enfant.
- Coquette ! murmura le jeune homme en s'avançant dans la rue, et, du bout de sa badine, Il fouetta l'air à deux reprises, avec une énergie qui ressemblait bien un peu à de la colère.
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Carine, qui n'avait même pas approché ses lèvres des verres dans lesquels le domestique lui avait versé de la bière et du vin, et qui n'avait bu que de l'eau pure, sortit un peu avant la fin du repas, et Marius put remarquer qu'en partant elle avait emporté avec elle la dernière trace d'inquiétude chez ses hôtes. Elle n'avait, du reste, rien fait qui put justifier leurs craintes.
Le déjeuner fini, il prit son album et ses crayons, et s'en alla courir dans la campagne, sous prétexte d'étude. À vrai dire, il avait besoin d'être seul.
Fut-il seul, vraiment, au milieu de cette nature grandiose et triste, de ces montagnes couvertes de bruyères, de ces rochers granitiques couronnés de l'éternelle verdure des sapins ? N'emportait-il point avec lui déjà une image que le temps, sans doute, n'avait point encore gravée dans son âme, mais qui passait et repassait devant ses yeux ? C'est là ce que lui seul pourrait dire. Tout ce que nous savons, nous son historien, c'est que, jusqu'ici, Marius n'avait jamais quitté le Midi, et qu'il ne connaissait que les teints bistrés, les yeux bruns, les cheveux d'un noir sombre comme l'ébène, ou lustrés de bleu comme l'aile du corbeau. Dieu me garde de médire de la beauté des femmes de Marseille. Il y a là cent familles qui ont gardé, comme un héritage incontesté de leurs aïeux, la splendeur de leur type oriental.
Nulle part, en Europe du moins, je n'ai vu de bouches plus pures, de profils plus fiers, de fronts plus finement modelés, en un mot, des têtes vivantes calquées plus fidèlement sur l'immortelle beauté des statues et des médailles de la Sicile et de la Grèce.
Mais, si éclatante qu'elle soit, la beauté brune n'a guère qu'une note, et, quand on l'a suffisamment chantée, on se rappelle que la gamme complète en a sept, sans compter les dièses et les bémols.
Indépendamment de ce prestige de l'inconnu qui l'entourait, si plein de séduction pour une nature jeune et avide de toutes les émotions de la vie, Carine était encore pour Marius toute une révélation : la révélation de cette beauté blonde qui fut celle d'Ève, de Vénus et d'Hélène, de toutes les femmes auxquelles le monde idolâtre des artistes et des poètes éleva jadis des autels; elle était aussi la révélation de cette beauté du Nord, qui s'adresse à l'âme bien plus qu'aux sens, si pure qu'elle semble immatérielle, avivée et rafraîchie qu'elle est dans les glaces du pôle, dont elle a tout à la fois la froideur et l'éclat, et qui emprunte aux lacs dans lesquels elle se mire leur transparence et leur limpidité. Pour le charmer, le séduire et l'exalter jusqu'à l'ivresse du désir, il eût suffi de cette lèvre, dont la pourpre tranchait par une nuance si vive sur la neige et le satin des joues; de ces longs cheveux, légers et fins comme le duvet de la première soie, blonds et dorés comme l'ambre. Mais chez lui, l'âme était tellement captivée qu'il n'y avait plus de place pour d'autres séductions. N'est-ce point ainsi que commencent toujours les passions qui doivent s'emparer fortement des hommes ?
Marius avait besoin de solitude : il eût voulu s'enfoncer au sein même de la montagne; vivre seul, pendant ce long jour qui ne finit point, à l'ombre des hêtres, des sapins, des trembles et des bouleaux. Il eût voulu échapper à tout le monde, et, pendant une semaine ou deux, fuir Tegner, Elfride et Carine elle-même, pour se retrouver avec son âme et l'interroger.
Il essaya du moins de donner le change à ses pensées, il s'arma de tout son courage, prit ses crayons, travailla avec ardeur, et fit une étude qui occupa une partie de sa journée. « Qui travaille ne souffre point ! ». L'activité de l'esprit endormit celle des sentiments, et son cœur fit trêve. Mais, quand l'œuvre fut achevée : « Si du moins elle aimait la peinture ! », se dit-il en refermant son album. Il avait håte de revenir à la ville; il bondissait comme un chamois sur les crêtes des collines. Quand il revit les premières maisons de Götenborg, sa poitrine battit plus fort, et il s'arrêta.
« Là-bas, se disait-il en regardant du côté de la maison de Tegner, c'est là qu'elle est ! »
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Rose déposa le plateau sur la table, et regarda le jeune homme d'un air qui semblait dire : "J'attends; avez-vous de nouveaux ordres à me donner, dois-je rester ou dois-je partir ?".
Il ne répondait pas à toutes les questions que lui adressaient, sans paroles, et l'attitude, et le geste et les yeux de Rose. Mais il la regardait, et en voyant cette fraiche beauté, ces attraits piquants, il demanda comment il avait pu ne pas remarquer plus tôt tout ce qu'il y avait de gentillesse, de gaieté, de verve et de belle humeur dans cette physionomie où éclatait toute l'originalité spontanée des races méridionales. Dans sa pensée, il ne put s'empêcher de la comparer à Flora. Jamais la nature s'était complu à façonner deux types plus distincts, deux contrastes plus frappants qu'en mettant au jour ces deux femmes, rapprochées de lui par le hasard, et rapprochées aussi pour un instant l'une de l'autre, Lady Flora Marwell et Rose, la grande dame de l'aristocratie la plus hautaine et la petite bourgeoise à peine sortie du peuple. On eût dit que chacune d'elles occupait le pôle opposé du monde féminin. Autant Flora montrait parfois à l'homme de morgue et de dure indifférence, autant Rose lui témoignait de prévenance et d'attention presque affectueuse déjà.
Il y a chez les femmes dont la position est inférieure à la nôtre quelque chose de soumis et d'humble, au début des relations, qui rappelle l'amour timide des belles esclaves d'Orient pour leurs magnifiques sultans. Ceci peut jeter plus tard un certain malaise dans une âme vraiment délicate : l'amour vrai et complet ne saurait exister qu'entre égaux; il faut qu'il n'y ait ni à monter ni à descendre. Cependant, il y a peut-être un charme dans cette humilité volontaire que la passion relève et ennoblit; peut-être celles qui aiment, par cela même qu'elles aiment, se sentent-elles heureuses de servir. Il naît de là chez l'homme un sentiment d'une nature particulière : il se sait si fort, et la devine si faible, que son amour à lui se mêle involontairement de protection. Et ce sentiment, s'il arrive plus difficilement à la passion, s'empreint du moins d'une tendresse infinie. il veut rendre en bonté ce qu'on lui donne en abnégation.
Ces réflexions, Georges ne pouvait pas les faire, car l'amour n'était pas né dans le cœur des deux jeunes gens, et dès la première rencontre, aucun des deux ne pouvait prévoir le rôle qu'il aurait à jouer près de l'autre.
Mais Georges, qui avait longtemps souffert de l'humeur superbe de Lady Marwell, voyait avec un sorte de contentement intime je ne sais quelle promesse de douces relations qui le charmait sur le visage de Rose.
Comme les hommes vraiment bien élevés, M. d'Arcy était poli avec toutes les femmes, et, à l'exemple du roi Louis XIV, il ne passait jamais à côté d'une coiffe sans soulever son chapeau. Parmi nos jeunes gens, fidèles habitués du club, il était un des derniers qui eussent conservé ces traditions du savoir-vivre et des façons galantes qui firent jadis partie de la gloire de nos pères. Sans qu'il fût besoin de le leur dire, et rien qu'avec ce flair délicat qui caractérise leur fine organisation, les femmes avaient vite fait de s'en apercevoir, et tout de suite elles reconnaissaient en lui un homme qui devait les aimer : elles ne se trompaient point. Rose elle-même, bien qu'elle n'eût point un grand usage du monde et que son instinct naturel fût à coup sûr le plus clair de sa science, Rose avait bien vu que ce n'était point un homme tout à fait comme un autre. Aussi ce fût avec un véritable et naïf intérêt qu'elle arrêta les yeux sur lui, lorsqu'après avoir goûté la boisson qu'elle lui avait préparée, il s'assit auprès du feu dans son grand fauteuil, ses deux mains sur ses genoux, la tête renversée sur le dossier. Les paupières à demi-baissées, Georges resta quelques secondes sans parler; quand il les releva, il aperçut Rose debout à l'autre coin de la cheminée, un coude appuyé sur la tablette de marbre et jouant, un peu niaisement peut-être, avec les larges rubans de son corsage.
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Qu'importe le monde extérieur à qui porte en soi-même tout son univers !
Même malheureux, l'amour suffit à remplir une existence, et celui qui aime trouve un charme à vivre.
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L'homme est ingénieux à se persuader lui-même, et c'est ce qui le flatte qu'il croit davantage.
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