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353 pages
L. Hachette et Cie (14/06/1860)
5/5   1 notes
Résumé :
"L'Amour En Voyage" est un recueil thématique contenant deux courts romans, et une longue nouvelle épistolaire :
- "Carine" (se déroulant principalement à Göteborg, en Suède)
- "Rose" (se déroulant dans la ville de Pau, en France)
- "La Bourgeoise de Prague" (située donc à Prague, en Tchéquie, ou comme on disait alors, en Bohême).
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Esthète raffiné, helléniste reconnu et homme de lettres érudit, Louis Énault fut un des talents les plus charmeurs et les plus élégants du Second Empire. Marié à la peintre académique Alix-Louise Énault, il incarna l'un des couples les plus glamours d'une époque alors florissante sur le plan économique comme sur le plan des arts.
S'adressant principalement à un lectorat féminin, Louis Énault fut extrêmement prolifique, avec plus de 70 romans qui connurent un immense succès sous le Second Empire. Né en 1820 et mort en 1900, Louis Énault fut véritablement un homme du XIXème siècle, un écrivain accompli et reconnu, témoin de son temps.
Grand romantique, il parle surtout d'amour, et plus particulièrement d'histoires d'amour internationales. Il faut croire que ce Normand, marié avec une Normande, entretenait des rêveries à peine voilées de femmes lointaines, dont les charmes et les sensualités, différentes de ceux des femmes françaises, seraient comme des paysages inconnus et fascinants.  
Ce romantisme cosmopolite – mais pas forcément exotique, Louis Énault avait un goût prononcé pour les femmes nordiques, slaves ou saxonnes, sans pour autant dédaigner les autres – est servi par une écriture douce et alanguie, qui se focalisait beaucoup sur l'éveil d'une passion amoureuse, tant chez un homme que chez une femme, qu'il décrivait avec beaucoup de finesse et de poésie, mais sans se départir pour autant d'un certain réalisme, ce qui l'empêcha de sombrer tout à fait dans la niaiserie.
Car c'est tout l'intérêt des romans de Louis Énault : on est loin du mélo sirupeux pour concierges. Il y a là une flamme romantique d'une grande délicatesse, tout en étant nimbée d'une sensualité érotique habilement suggérée, mais jamais explicite, tant les sentiments amoureux donnent des ardeurs naturelles que l'on ne saurait décourager ou trouver indécentes. Tout cela fait de Louis Énault, en apparence, un écrivain convenable pour jeunes filles bien éduquées, mais qui distille subtilement un hédonisme sensuel qui est selon lui l'aboutissement logique de l'amour vrai.
Louis Énault a principalement écrit des romans, mais son oeuvre inclut également un certain nombre de nouvelles, de contes, et de récits intermédiaires, qui sont difficiles à catégoriser, quelque part entre la longue nouvelle et le court roman, et que l'on retrouve assemblés par trois ou quatre dans des volumes de 300 pages, certains récits étant d'ailleurs repris dans plusieurs recueils, témoignant sans doute de la demande d'un public fervent que, malgré sa grande productivité, Louis Énault peinait à satisfaire.
« L'Amour en Voyage » (1860) fait partie de ces quelques recueils de longs récits qu'affectionnait Louis Énault. Il inclut un court roman, de 172 pages, « Carine », suivi par un second mini-roman de 131 pages, « Rose », et d'une longue nouvelle épistolaire d'un peu moins de 50 pages, « La Bourgeoise de Prague ».

« Carine » est assurément le morceau de roi de ce recueil. L'action se passe intégralement à Göteborg, en Suède, durant l'année 1856. Marius Dangrade est un jeune homme originaire De Marseille, dont le père, célèbre armateur, s'inquiète fortement de sa tendance à une indolence paresseuse. En réalité, Marius est surtout un artiste bohème, qui veut devenir peintre, ce qui ne fait pas les affaires de son père, qui espère bien que son fils reprenne l'affaire à sa mort. Il décide donc de l'éloigner De Marseille, où les tentations de paresse sont nombreuses, pour l'envoyer chez un négociant de Suède, recommandé par un ami consul, Karle-Johan Tegner, lequel a précisément une fille à marier, la jolie et brune Elfride. Malheureusement, outre que Marius préfère les blondes – et à quoi bon aller en Suède, si ce n'est pas pour y tomber amoureux d'une blonde ? -, le jeune garçon, peu préoccupé par sa libido, voit surtout dans cette opportunité l'occasion d'étudier, au niveau pictural, des nouveaux paysages, uniformes et granitiques, dont le dénuement lui paraît, à lui, le méditerranéen passionné de garrigues, une vision tout à fait exotique.
Marius est si heureux de se retrouver en Suède, qu'il ne se demande même pas pourquoi la délicieuse famille des Tegner le reçoit aussi cordialement, sans rien attendre de lui en contrepartie. Nourri et logé, le garçon s'entend à merveille avec toute la famille, y compris avec Elfride elle-même, qui ne dissimule pas sa grande attirance pour Marius, lequel est sensible à cet hommage, mais ne semble que modérément désireux d'y répondre.
Très vite, Marius découvre que les Tegner ont un secret. Il y a une quatrième personne dans la famille, Carine, la cousine d'Elfride, qui semble fuir absolument toute vie sociale et souffrir d'une tare psychologique. Bien que fort discret sur ce sujet, Marius découvre par hasard cette Carine un après-midi, alors qu'elle cueille des fleurs dans le jardin familial sans se rendre compte qu'elle est observée. C'est une fort jolie jeune fille, blonde comme les blés, avec des yeux bleus clair comme on en trouve que dans ces pays-là, mais qui dégage une tristesse et une méfiance anormales.
Marius est immédiatement séduit par cette jeune femme en détresse. Il va tenter de se faire aimer de Carine, notamment en laissant bien en vue dans le jardin un fort joli portrait d'elle qu'il a peint de mémoire. Petit à petit, émue par l'attention du jeune homme, Carine accepte de discuter avec lui, et même de venir dîner le soir avec le reste de la famille, ce qu'elle n'avait pas fait depuis des mois. Toutefois, la jeune femme demeure secrète, évite de regarder ses interlocuteurs dans les yeux, ni d'expliquer quoi que ce soit concernant son attitude misanthrope. Car il s'agit bien d'une attitude, conséquence d'un traumatisme personnel, que l'on jugerait aujourd'hui bien dérisoire et désuet. C'est par un ami de la famille, de passage, que Marius apprendra l'histoire de Carine.
Un an plus tôt, elle était follement tombée amoureuse d'un garçon qui, tout en promettant de l'épouser, avait obtenu d'elle qu'elle se donne à lui, avant de l'abandonner en se moquant cruellement d'elle. Carine avait failli en devenir folle, car elle pensait que l'on n'aimait qu'une seule fois, et donc que sa vie, à 17 ans, était déjà gâchée. Marius, par sa douceur, sa patience, son attention de chaque instant, sa simplicité et sa décomplexion toute latine, a su faire fondre le blog de glace dont Carine avait entouré son coeur, qu'elle pensait mort à tout jamais. Marius lui déclare alors sa flamme, et lui demande sa main, ce à quoi Carine consent bien volontiers. Une fois les deux tourtereaux mariés, ils partent s'installer à Marseille, où le climat est bien plus propice à l'amour fou.
Malgré la quasi-totale absence d'action, le récit n'étant qu'un long apprivoisement de la sauvageonne Carine, malgré même le côté totalement dépassé de cette intrigue, ce roman lumineux, positif, sentimental à souhait, est tellement plaisant et attendrissant qu'on le termine avec le regret que cela soit si court. Car une fois encore, la beauté du style, la poésie absolue de l'écriture permettent à l'auteur de signer une oeuvre de qualité qui échappe au ridicule. Les portraits psychologiques des personnages sont plus fouillés, plus paradoxaux, qu'on ne s'y attendrait, même si, en dehors du premier fiancé indélicat, tous les individus rayonnent ici d'une immense bonté d'âme et d'une grande sincérité de coeur. Même Elfride cède facilement son promis français à sa soeur cadette, pour laquelle rien n'est trop beau, surtout s'il s'agit d'un homme qui la sauve de la folie.
Ce roman peut être lu comme une fable ou une métaphore. Carine, au fond, c'est la Suède : elle est inaccessible, elle affiche une froideur hostile, mais elle est incroyablement belle, et ne demande qu'à se réchauffer au contact de ceux qui l'aiment telle qu'elle est.
Récit à la fois charmant et intelligent, hymne au « mens sana in corpore sano », si peu en faveur à notre époque, « Carine » est une bonne initiation à l'univers hédoniste et apaisant de Louis Énault.

« Rose » est déjà bien moins positif. le récit se déroule presque intégralement à la maison Bienassis, une pension de famille située à Pau, dans le Béarn (aujourd'hui les Pyrénées-Atlantiques), principalement fréquentée par des touristes français ou étrangers.
Au XIXème siècle, les Pyrénées sont une destination très appréciée, car on y trouve des villes d'eaux, des lacs, les rivières, et des montagnes chargées d'histoire qui font rêver bien des gens. Beaucoup d'écrivains, français mais aussi anglais, affectionnent cette région encore très rurale, pour ne pas dire sauvage, mais qui est parmi les premières à être desservies par une ligne de chemin de fer. Les Pyrénées sont généralement une destination choisie, soit pour des raisons de santé, soit pour un dépaysement total. Ce dernier aspect en fait une région privilégiée pour les rencontres entre amoureux, comme refuges de couples adultères ou pour les voyages de noces des jeunes mariés.
Précisément, c'est à la maison Bienassis qu'un jeune patricien précocement ruiné, Georges d'Arcy, a réservé une chambre pour quelques mois en attendant que le rejoigne une aristocrate britannique, plus fortunée que lui, et qu'il projette d'épouser, Lady Flora Marwell. Ce séjour idyllique dans une région superbe est censé préluder leurs fiançailles. Georges d'Arcy est un jeune homme qui sent la trentaine approcher, mais qui a trop usé et abusé des plaisirs de la vie, jusqu'à y flamber déjà tout son patrimoine. Soucieux à la fois de s'établir par un mariage et de faire en sorte que cette union lui permette de retrouver un minimum son niveau de vie, Georges d'Arcy a jeté son dévolu sur Flora Marwell, qui est plutôt jolie, mais dont il va découvrir jour après jour le tempérament de mégère.
Agressive, nerveuse, jalouse, férue d'équitation, et de ce fait, se promenant en permanence avec une cravache qu'elle agite de façon menaçante, Flora Marwell ne cache rien à son futur époux de l'existence pénible qu'elle lui prépare. Stoïque et philosophe, Georges d'Arcy tente de se résigner à son futur rôle de mari harcelé, et fait bonne figure.
Mais si Georges passe les journées en randonnée avec sa Flora, ses matinées et ses soirées se passent à la pension, où il est servi par Rose, la nièce de Mme Bienassis, une toute jeune adolescente fort émue d'avoir un beau monsieur avec un nom à particule dans ses murs, et qui le regarde d'un air enamouré, avec les joues rougissantes. D'abord amusé par la passion si peu dissimulée de cette fille espiègle âgée d'à peine 20 ans, Georges d'Arcy finit par s'émouvoir sincèrement du dévouement de Rose, qui va même jusqu'à le soigner et à le veiller toute une nuit, alors qu'il a attrapé un rhume enfiévré.
Plus ses journées avec Flora sont maussades et ennuyeuses, plus les moments passés avec Rose sont délectables. Seulement voilà, il y a là un choix difficile à faire. Son coeur aspire à Rose, en dépit de son absence de noblesse ou d'éducation. Rose, c'est la petite femme adorable et dévouée, dont chaque homme rêve secrètement. Mais avec Rose, il y aurait une existence bien modeste et bien désargentée à vivre, tandis que si Flora est une créature odieuse, elle lui redonnera cependant le statut et la fortune qu'il est en passe de perdre.
Georges peine à choisir, mais il n'aura pas à le faire : l'instinct féminin est souverain, Flora a commencé à se rendre compte que son fiancé avait la tête ailleurs, et se montrait bien trop empressé, dès la fin de l'après-midi, de rentrer à la pension. Flora va vite comprendre la séduction qu'exerce la petite Rose sur Georges, mais elle réalise aussi que la faiblesse de caractère de son promis lui assure, à elle-même, un bien grand pouvoir sur Georges, qu'elle ne désire réellement que pour en faire son esclave et son souffre-douleur.
Flora lui met donc le marché en main : ou ils quittent l'hôtel ensemble, afin de se rendre immédiatement en Angleterre pour y officialiser leurs fiançailles, ou elle part seule, et Georges ne la reverra jamais. Georges se montre lâche et apeuré par cette mise en demeure, il consent, et part avec Flora sans avoir même pris le temps de dire au revoir à Rose.
Celle-ci découvre la fuite de Georges le soir même, et sombre dans un chagrin immense, dont elle ne se remet pas. Après avoir vainement cédé à ses amies, qui lui ont présenté un jeune paysan du coin désireux de la marier, Rose disparait brusquement un matin, et nul ne l'a plus jamais revue.
« Rose » se termine donc dramatiquement, contrairement à « Carine », et relève d'un réalisme plus cruel, même si là aussi, l'extrême qualité de la narration et des portraits psychologiques envoûte rapidement le lecteur (ou plutôt la lectrice) jusqu'à ce qu'il ou elle en vienne, comme Rose, à rêver de ce qui ne peut exister, à savoir de la romance entre un aristocrate et d'une fille du peuple, qui hélas ne peut survivre aux différences des classes sociales et des valeurs qu'elles incarnent. Et pourtant, indéniablement l'amour était là, souverain, mais l'auteur rappelle ainsi qu'un grand amour demande beaucoup de courage et de sacrifices, et Georges d'Arcy n'est pas digne, en ce sens, d'être aimé à la folie.

Enfin, « La Petite Bourgeoise de Prague » est un assez classique récit épistolaire entre deux amis d'excellentes familles, Maxime, qui est en France, et Camille, qui séjourne à Prague. Lors d'une soirée à l'opéra de Prague, Camille s'aperçoit que sa voisine de loge est plus que charmante. Il l'aborde, il la raccompagne chez elle après le dernier acte, finit par obtenir l'autorisation de revenir lui présenter ses hommages, et rentre à son hôtel fort enthousiaste. Adèle lui fait, dès le lendemain, la surprise de lui rendre visite elle-même. C'est le début d'une romance amicale et complice, qui restera néanmoins platonique entre le jeune français, véritablement sous l'effet d'un coup de foudre, et la mystérieuse petite bourgeoise de Prague, au prénom étrangement français, qui souffle le froid et le chaud, au fur et à mesure que, totalement conquis, Camille se montre de plus en plus déclaratif.
Au final, prise au piège de l'amour, Adèle décide de quitter Prague après avoir envoyé une lettre d'adieu déchirante à Camille. Celui-ci, épouvanté, fonce en courant chez Adèle, en espérant la trouver avant qu'elle soit partie. Mais de son côté, prise de remords, Adèle a hélé un fiacre et s'est fait conduire à l'hôtel où réside Camille. Lorsqu'on lui annonce qu'il est sorti, elle y voit un signe du destin qui lui signifie qu'elle doit impérativement rompre cet amour naissant.
Elle laisse donc à l'attention de Camille un courrier qui va lui ravager le coeur, où elle le remercie de ne pas avoir été là, car s'il avait été dans sa chambre, elle lui aurait peut-être déclaré son amour, ce qui eût été déraisonnable.
La forme épistolaire du récit permet à l'écrivain d'entretenir une certaine ambiguïté, d'autant plus que les brèves réponses de Maxime expriment une méfiance dubitative : cette Adèle ne serait-elle pas une élégante ayant un goût pour la comédie, et s'étant amusé à rendre Camille amoureux pour pouvoir s'amuser à le tourmenter ? Camille ne peut y croire, mais au final, Adèle disparaissant pour de bon, l'incertitude demeurera sur sa sincérité, chaque lettre ne reflétant que les convictions arbitraires de ceux qui les écrivent.

« Camille », « Rose » et « La Bourgeoise de Prague » sont donc trois récits sans rapport l'un avec l'autre, mais qui racontent une histoire similaire, et donc reflétant une thématique bien précise : l'évolution progressive des sentiments amoureux lors d'un rapprochement entre deux personnes, dont un homme qui est « en voyage » - ou plus exactement séjourne dans une région ou un pays inconnu -, et une femme qui est une habitante locale, et dont la personnalité reflète, d'une certaine façon, le lieu où elle vit : froide en Suède, chaleureuse à Pau, mondaine à Prague.
La première et la plus longue de ces histoires se termine bien, les deux autres se terminent mal. Est-ce à dire que les amours cosmopolites ne marchent qu'une fois sur trois ? C'est possible, mais il me semble que le but ici est surtout de faire le portrait de trois passions semblables, relativement réciproques quoique induites par une situation insolite, et contrariées par un contexte bien précis, qui fait que les deux amants ne peuvent envisager un avenir ensemble, de par leurs différences culturelles ou sociales.
Notons que si Marius et Carine concrétisent leur amour, Marius ramène sa femme à Marseille afin que ce soit elle, et non plus lui, qui soit la personne étrangère. Peut-être Louis Énault a-t-il voulu suggérer que l'homme en voyage doit ramener la femme dans son propre univers pour que l'amour s'y épanouisse mieux ?
Toujours est-il que ce recueil est fort agréable à lire, d'une très grande finesse, et d'un romantisme délicat et vaporeux, qui séduira toutes les âmes sensibles et tous les esthètes pâmés, s'il en reste encore en ce siècle.   
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Citations et extraits (7) Voir plus Ajouter une citation
On fait parfois, dit-on, une infidélité à une maîtresse aimable et tendre : il est rare que l'on ne soit point ridiculeusement soumis à celle qui nous tourmente et nous désespère. C'est un travers de l'humaine nature, et je le déplore en le constatant, mais je le constate. Cela prouverait peut-être que l'homme n'est pas digne du bonheur : c'est depuis longtemps l'avis des moralistes.
Quoi qu'il en soit, Rose, poussée à bout et voulant enfin voir de quelles couleurs pouvaient être les paroles de ce beau ténébreux, avait jeté un caillou dans ses fenêtres, au risque de casser les vitres.
Georges, aussi nettement interpellé, n'avait point fait trop d'attention à ce qu'on lui avait dit tout d'abord; puis la voix très nette et très vibrante de Rose l'avait un peu tiré de son apathique indifférence; il la regarda, et voyant son costume qui contrastait assez avec ses paroles, il en fut frappé davantage encore. Il se mit alors à examiner plus attentivement la jeune fille. Il admira d'abord son élégance et sa belle tournure, et surtout cette grâce harmonieuse de tous les mouvements, que l'on ne trouve guère que dans les populations du Midi, et qui les rend si attrayantes.
Peut-être ne la connaît-on pas assez cette noble race pyrénéenne, qui joint, à toute la force du sang gascon, toute la distinction et toute la finesse du type arabe. Le terrible marteau du premier Carlovingien n'écrasa point toute l'armée de l'Islam dans les champs de Poitiers. Tout le sang des compagnons d'Ab-el-Rahman ne fut pas versé sur le sol de la France naissante; il en coula dans les veines de nos mères. Plus d'une fois le croissant s'unit à la croix, et l'amour retint de ce côté-ci de la montagne ceux que les grands chefs sarrazins rappelaient sur l'autre versant.
Les filles de cette étrange et féconde alliance furent belles et charmantes entre toutes. Aux dons brillants de la grâce séduisante de leurs aïeules gauloises, elles joignirent la poésie fière et un peu sauvage de leurs pères africains. C'est aux hardis marcheurs dont le pied s'est cambré sur le sable du désert, que les sœurs de Rose ont pris leur jarret délié comme celui de l'antilope. C'est à ces rêveurs assis au bord de la tente, et qui passent leur nuit à regarder les cieux étoilés, qu'elles doivent leurs yeux vifs et doux comme ceux des gazelles.
Georges avait rejeté sur le tapis la lettre qu'il tenait à la main, et, appuyant son coude sur la table, son menton posé dans les trois premiers doigts de sa main gauche, il se mit à regarder la jeune fille avec une attention extrême. C'était tout ce qu'elle voulait, car, au moment où Georges se disposait à nouer avec elle un entretien peut-être plus intime :
- Ma tante m'appelle, s'était-elle écriée en lui faisant sa plus belle révérence.
Et nous l'avons dit, sans même se retourner, rapidement, faisant sonner les marches de l'escalier sous ses pieds chaussés de mules sans talon, Rose disparut, en laissant M. d'Arcy seul, intrigué et mécontent. C'était sans doute ce qu'avait voulu la malicieuse créature.
Il fit deux pas pour la rappeler.
« Mais à quoi bon, se demanda-t-il en haussant les épaules, je n'ai rien à lui dire; qu'elle aille à ses affaires comme je vais aux miennes. »
Tout en parlant ainsi, Georges prit son chapeau, une légère badine, qui lui servait de stick et de cravache, et tout en fredonnant un air d'opéra, il descendit l'escalier, comme Rose venait de le faire un moment auparavant.
En mettant le pied sur la dernière marche, il ralentit son pas pour traverser le vestibule, dans l'espérance de rencontrer la jeune fille; mais son attente fut déçue. Il entra dans le petit salon où Mme Bienassis se tenait d'ordinaire, sous le fallacieux prétexte de demander s'il n'y avait point de lettres, quoique le facteur fût déjà monté chez lui; mais en réalité, pour voir si Rose n'y était point. Cette seconde tentative n'eut pas plus de succès que la première.
M. d'Arcy sortit de la maison en mordant sa lèvre et sa moustache, ce qui était chez lui le plus grand signe de désappointement.
Arrivé dans la rue, il jeta machinalement les yeux sur le second pavillon, qui appartenait, comme le premier, à Mme Bienassis, et il aperçut au balcon la belle Rose, qui tenait entre ses bras l'enfant d'une de ses locataires. Le "baby" lui souriait, et de ses petites mains potelées, tapotait les belles joues trouées de fossettes. Rose était charmante dans ce petit rôle de mère, qu'elle jouait à ravir. Georges s'arrêla une seconde sur le seuil pour contempler ce délicieux tableau, dont il jouissait en artiste, et, sans trop songer à ce qu'il faisait, il porta la main à son chapeau, comme pour saluer cette vision souriante. Rose sembla ne l'avoir point aperçu, et bassant la tête, couvrit de baisers les bras nus de l'enfant.
- Coquette ! murmura le jeune homme en s'avançant dans la rue, et, du bout de sa badine, Il fouetta l'air à deux reprises, avec une énergie qui ressemblait bien un peu à de la colère.
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- Je craignais tellement un accueil sévère ou froid, que, si grand que fût mon désir d'atteindre le but, tous les prétextes m'étaient bons pour m'arrêter sur la route. Enfin, ici, à une journée de Göteborg, je voulus faire une dernière halte. J'espérais, d'une façon ou d'une autre, recevoir de vos nouvelles. Pour tromper mes ennuis, je peignis ces arbres, ces bois, ces torrents, ces rochers, qui peut-être avaient vu passer jadis votre sereine beauté et votre jeunesse insouciante. Puis j'évoquai mes souvenirs.... Vous voyez, ajouta-t-il en montrant sa toile, s'ils sont présents et fidèles dans mon tableau, vous avez retrouvé votre image.
- Cent fois plus belle ! fit Carine, secrètement flattée du petit chef-d'œuvre qu'elle avait sous les yeux.
- Mais, continua-t-elle, pour peindre ainsi, il faut avoir beaucoup de talent.
- Non, il suffit de beaucoup aimer... Et...
- Oh ! Ne dites rien.
- Parce que vous savez tout, n'est-ce pas, Carine ? Parce que vous savez que je vous aime ?
Une faible rougeur colora les joues pâles de la jeune fille. On eût dit ce premier rayon rose de l'aurore qui vient toucher, sur la cime des monts, la blancheur immaculée des neiges.
- Jamais ! Ne parlez jamais ainsi !
- Toujours, au contraire; je veux toujours répéter ce mot-là : Je vous aime, Carine ! Je vous aime ! Il faut que je vous accoutume à l'entendre.
- Et si je ne puis pas y répondre ?
- Je ne vous demande rien, fit le jeune homme, rien que de vous laisser aimer, de vous laisser consoler... Pendant si longtemps vous avez donné sans recevoir !... Quand, à présent, vous recevriez sans donner, où serait le mal ?
- Vous croyez donc que je puis être ingrate ?
- Si je ne vous défends pas de l'être ! Croyez-moi, d'ailleurs celui qui aime le mieux a toujours la plus belle part; ne songez pas à me plaindre; vous devriez plutôt m'envier.
- Ami cher et généreux, comment pourrais-je jamais vous remercier assez ?
- En oubliant le passé, en vous confiant à l'avenir... Et à moi, ma chère Carine; en vous permettant d'être heureuse.
Marius avait repris la main de la jeune fille qui, cette fois, ne lui fut point ôtée: il s'était rapproché d'elle, et leurs têtes se touchaient presque. Marius, passant son bras autour de la taille de Carine, l'attira contre lui. Carine ne résistait plus; elle laissa tomber sa tête blonde et påle sur l'épaule du jeune homme.
- Carine, murmurait celui-ci en effleurant ses beaux cheveux du souffle et du baiser, Carine, veux-tu être ma femme devant les hommes et devant Dieu, pour toujours ?
- Ah ! dit-elle, ce serait félicité trop grande et je ne la mérite pas.
Il se laissa glisser à ses pieds, et posant la tête sur ses genoux :
- Ce n'est pas pour toi que je te prie, lui dit-il, c'est pour moi ! Pour moi qui ne peux plus vivre loin de toi; pour moi qui ne sépare plus ma destinée de la tienne; pour moi qui veux te faire un avenir si beau, que le souvenir du passé ne se présentera plus jamais à ta pensée !...
Carine dégagea une de ses mains, et la posa sur le front de Marius, en murmurant :
- Ah ! Mon Dieu ! Il me semble que je sens mon cœur renaître ! Pourrais-je jamais porter tant de bonheur ?
- Le bonheur rend fort ! répliqua Marius; demain nous partirons ensemble pour Lilla Edet, et j'irai te demander à ton père.
Mais comme il s'aperçut que, dans cette pauvre âme si longtemps ployée sous le faix du chagrin, l'idée attristante reprenait bien vite le dessus, et qu'il voulait, à tout prix, la distraire, il se résigna à ne plus lui parler de son amour, et il lui demanda ce qu'elle avait fait depuis qu'il avait quitté la maison de son oncle.
- Je vous ai regretté, répondit-elle avec une adorable naïveté.
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Carine, qui n'avait même pas approché ses lèvres des verres dans lesquels le domestique lui avait versé de la bière et du vin, et qui n'avait bu que de l'eau pure, sortit un peu avant la fin du repas, et Marius put remarquer qu'en partant elle avait emporté avec elle la dernière trace d'inquiétude chez ses hôtes. Elle n'avait, du reste, rien fait qui put justifier leurs craintes.
Le déjeuner fini, il prit son album et ses crayons, et s'en alla courir dans la campagne, sous prétexte d'étude. À vrai dire, il avait besoin d'être seul.
Fut-il seul, vraiment, au milieu de cette nature grandiose et triste, de ces montagnes couvertes de bruyères, de ces rochers granitiques couronnés de l'éternelle verdure des sapins ? N'emportait-il point avec lui déjà une image que le temps, sans doute, n'avait point encore gravée dans son âme, mais qui passait et repassait devant ses yeux ? C'est là ce que lui seul pourrait dire. Tout ce que nous savons, nous son historien, c'est que, jusqu'ici, Marius n'avait jamais quitté le Midi, et qu'il ne connaissait que les teints bistrés, les yeux bruns, les cheveux d'un noir sombre comme l'ébène, ou lustrés de bleu comme l'aile du corbeau. Dieu me garde de médire de la beauté des femmes de Marseille. Il y a là cent familles qui ont gardé, comme un héritage incontesté de leurs aïeux, la splendeur de leur type oriental.
Nulle part, en Europe du moins, je n'ai vu de bouches plus pures, de profils plus fiers, de fronts plus finement modelés, en un mot, des têtes vivantes calquées plus fidèlement sur l'immortelle beauté des statues et des médailles de la Sicile et de la Grèce.
Mais, si éclatante qu'elle soit, la beauté brune n'a guère qu'une note, et, quand on l'a suffisamment chantée, on se rappelle que la gamme complète en a sept, sans compter les dièses et les bémols.
Indépendamment de ce prestige de l'inconnu qui l'entourait, si plein de séduction pour une nature jeune et avide de toutes les émotions de la vie, Carine était encore pour Marius toute une révélation : la révélation de cette beauté blonde qui fut celle d'Ève, de Vénus et d'Hélène, de toutes les femmes auxquelles le monde idolâtre des artistes et des poètes éleva jadis des autels; elle était aussi la révélation de cette beauté du Nord, qui s'adresse à l'âme bien plus qu'aux sens, si pure qu'elle semble immatérielle, avivée et rafraîchie qu'elle est dans les glaces du pôle, dont elle a tout à la fois la froideur et l'éclat, et qui emprunte aux lacs dans lesquels elle se mire leur transparence et leur limpidité. Pour le charmer, le séduire et l'exalter jusqu'à l'ivresse du désir, il eût suffi de cette lèvre, dont la pourpre tranchait par une nuance si vive sur la neige et le satin des joues; de ces longs cheveux, légers et fins comme le duvet de la première soie, blonds et dorés comme l'ambre. Mais chez lui, l'âme était tellement captivée qu'il n'y avait plus de place pour d'autres séductions. N'est-ce point ainsi que commencent toujours les passions qui doivent s'emparer fortement des hommes ?
Marius avait besoin de solitude : il eût voulu s'enfoncer au sein même de la montagne; vivre seul, pendant ce long jour qui ne finit point, à l'ombre des hêtres, des sapins, des trembles et des bouleaux. Il eût voulu échapper à tout le monde, et, pendant une semaine ou deux, fuir Tegner, Elfride et Carine elle-même, pour se retrouver avec son âme et l'interroger.
Il essaya du moins de donner le change à ses pensées, il s'arma de tout son courage, prit ses crayons, travailla avec ardeur, et fit une étude qui occupa une partie de sa journée. « Qui travaille ne souffre point ! ». L'activité de l'esprit endormit celle des sentiments, et son cœur fit trêve. Mais, quand l'œuvre fut achevée : « Si du moins elle aimait la peinture ! », se dit-il en refermant son album. Il avait håte de revenir à la ville; il bondissait comme un chamois sur les crêtes des collines. Quand il revit les premières maisons de Götenborg, sa poitrine battit plus fort, et il s'arrêta.
« Là-bas, se disait-il en regardant du côté de la maison de Tegner, c'est là qu'elle est ! »
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Rose déposa le plateau sur la table, et regarda le jeune homme d'un air qui semblait dire : "J'attends; avez-vous de nouveaux ordres à me donner, dois-je rester ou dois-je partir ?".
Il ne répondait pas à toutes les questions que lui adressaient, sans paroles, et l'attitude, et le geste et les yeux de Rose. Mais il la regardait, et en voyant cette fraiche beauté, ces attraits piquants, il demanda comment il avait pu ne pas remarquer plus tôt tout ce qu'il y avait de gentillesse, de gaieté, de verve et de belle humeur dans cette physionomie où éclatait toute l'originalité spontanée des races méridionales. Dans sa pensée, il ne put s'empêcher de la comparer à Flora. Jamais la nature s'était complu à façonner deux types plus distincts, deux contrastes plus frappants qu'en mettant au jour ces deux femmes, rapprochées de lui par le hasard, et rapprochées aussi pour un instant l'une de l'autre, Lady Flora Marwell et Rose, la grande dame de l'aristocratie la plus hautaine et la petite bourgeoise à peine sortie du peuple. On eût dit que chacune d'elles occupait le pôle opposé du monde féminin. Autant Flora montrait parfois à l'homme de morgue et de dure indifférence, autant Rose lui témoignait de prévenance et d'attention presque affectueuse déjà.
Il y a chez les femmes dont la position est inférieure à la nôtre quelque chose de soumis et d'humble, au début des relations, qui rappelle l'amour timide des belles esclaves d'Orient pour leurs magnifiques sultans. Ceci peut jeter plus tard un certain malaise dans une âme vraiment délicate : l'amour vrai et complet ne saurait exister qu'entre égaux; il faut qu'il n'y ait ni à monter ni à descendre. Cependant, il y a peut-être un charme dans cette humilité volontaire que la passion relève et ennoblit; peut-être celles qui aiment, par cela même qu'elles aiment, se sentent-elles heureuses de servir. Il naît de là chez l'homme un sentiment d'une nature particulière : il se sait si fort, et la devine si faible, que son amour à lui se mêle involontairement de protection. Et ce sentiment, s'il arrive plus difficilement à la passion, s'empreint du moins d'une tendresse infinie. il veut rendre en bonté ce qu'on lui donne en abnégation.
Ces réflexions, Georges ne pouvait pas les faire, car l'amour n'était pas né dans le cœur des deux jeunes gens, et dès la première rencontre, aucun des deux ne pouvait prévoir le rôle qu'il aurait à jouer près de l'autre.
Mais Georges, qui avait longtemps souffert de l'humeur superbe de Lady Marwell, voyait avec un sorte de contentement intime je ne sais quelle promesse de douces relations qui le charmait sur le visage de Rose.
Comme les hommes vraiment bien élevés, M. d'Arcy était poli avec toutes les femmes, et, à l'exemple du roi Louis XIV, il ne passait jamais à côté d'une coiffe sans soulever son chapeau. Parmi nos jeunes gens, fidèles habitués du club, il était un des derniers qui eussent conservé ces traditions du savoir-vivre et des façons galantes qui firent jadis partie de la gloire de nos pères. Sans qu'il fût besoin de le leur dire, et rien qu'avec ce flair délicat qui caractérise leur fine organisation, les femmes avaient vite fait de s'en apercevoir, et tout de suite elles reconnaissaient en lui un homme qui devait les aimer : elles ne se trompaient point. Rose elle-même, bien qu'elle n'eût point un grand usage du monde et que son instinct naturel fût à coup sûr le plus clair de sa science, Rose avait bien vu que ce n'était point un homme tout à fait comme un autre. Aussi ce fût avec un véritable et naïf intérêt qu'elle arrêta les yeux sur lui, lorsqu'après avoir goûté la boisson qu'elle lui avait préparée, il s'assit auprès du feu dans son grand fauteuil, ses deux mains sur ses genoux, la tête renversée sur le dossier. Les paupières à demi-baissées, Georges resta quelques secondes sans parler; quand il les releva, il aperçut Rose debout à l'autre coin de la cheminée, un coude appuyé sur la tablette de marbre et jouant, un peu niaisement peut-être, avec les larges rubans de son corsage.
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Même malheureux, l'amour suffit à remplir une existence, et celui qui aime trouve un charme à vivre.
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