Ainsi commença le véritable gâchis de notre existence. Si jusqu’à présent, je ne comprenais pas telle ou telle chose, maintenant c’était un brouillard épais qui tombait – Medve a raison – si épais que désormais tout en devint trouble ; et il fallut des jours, des semaines avant que je parvienne à m’orienter suffisamment pour retrouver mon propre nez. Mais ce n’était plus mon nez à moi. Et moi non plus, je n’étais plus le même. Je n’étais plus qu’un geignement ininterrompu et une attention convulsive, pour arriver à comprendre ce que je devais devenir, ce qu’on exigeait de moi. Car nous restâmes longtemps sans même le comprendre ; et c’est Medve qui mit le plus de temps et eut le plus de mal à comprendre.
Györ, Györszentivan, Szöny, Almasfüzitö. Je dormais, je me réveillais. Je faisais l'idiot avec Sandor Laczkovics. Dani Szeredy s'était endormi dans un coin. Je grimpai dans le porte-bagages. Zsoldos devisait très gravement avec Egon Colalto. Un temps extrêmement long avait passé. A Györ encore, Medve acheta des bonbons acidulés et nous en offrit, avec la générosité du souverain d'un riche empire comblant de cadeaux ses hôtes étrangers. Puis, il apprit l'air du Prince Bob à Zsoldos et à Laczkovics. Les bonbons acidulés étaient tous mangés. Ils chantaient le Prince Bob. Nous roulions à travers un paysage de ténèbres, pour entrer dans un univers qui s'élargissait. Biatorbagy, Budaörs. Au petit jour, nous franchîmes avec fracas des ponts ferroviaires. Puis vint la coupole en verre de la gare, des trams, l'asphalte.
Budapest, 20 décembre 1923. Les trams du petit matin, l'asphalte. Les chambres de chez nous, les poignées en cuivre des portes de chez nous, l'odeur familière des salles de bains, un monde lointain, incroyable, et qui pourtant n'avait rien d'un rêve. Sa réalité palpable, précisément, nous infusait une sensation de bonheur exquis, indicible. Le personnage de rêve, c'était plutôt moi. Nous allions et venions, déguisés, dans l'éblouissement incessant des rues, cinémas, vitrines, appartements, nappes, fourchettes et assiettes. Chaque heure de la journée était pleine d’événements. Dans notre mémoire, ces quinze jours de vacances nous semblèrent une éternité, mais quand nous les vécûmes, dans cette griserie perpétuelle, ils s'écoulèrent comme un instant, sans nous laisser le temps de revenir à la raison.
Tout recommença depuis le début, et pire qu'avant. Schulze s'employait à renforcer la discipline. Pourtant, sur les eaux ternes des semaines, des mois et des années, nous voguâmes toujours vers un îlot de vacances. De vacances en vacances. Dans cette grisaille houleuse, dans cet océan sans rivage, il n'y eut pendant longtemps pas d'autre vraie lumière que celle de ces phares : les vacances de Pâques, les grandes vacances et les vacances de Noël. Pour nous, les vacances ne représentaient pas une abstraction, la Liberté avec un L majuscule, elles étaient le mot dans son sens véritable, c'est-à-dire avant tout une abondante possibilité de choix, la raréfaction extraordinaire des servitudes, interdits et contraintes. Mais, même si nous y croyions comme l'adepte de la migration des âmes croit en la métempsycose, ces petites lumières se perdaient dans l'immensité de la mer, et nous savions que, jusqu'à la fin de notre séjour terrestre, notre vie de tous les jours serait la réalité. Il eût été difficile de prendre au sérieux la vie des civils.
Medve avait le bras gauche en écharpe, et, rien que pour cette raison, il ne pouvait s'en protéger ; de plus, il se trouve qu'il ne reçut pas de gifles. Bien qu'il ait fait appel, sur de nombreux points, à des épisodes réels pour reconstituer la scène, la vérité est presque exactement à l'opposé.
Je ne veux pas discuter avec lui la question de savoir qui de nous deux était le plus lâche - je pourrais cependant affirmer, la conscience tranquille, que par rapport à moi, et aussi par rapport aux autres, c'était un garçon follement courageux, un téméraire, même - mais le fait est qu'au début il montra un caractère beaucoup plus incompréhensible, bizarre, et même plus antipathique que le M... qu'il décrit.