Marcel Berger

L'anse de Barfleur est connue pour un naufrage d'une horreur sans égale : le 11 novembre 1125, Adelin-Guillaume de Normandie, fils unique du roi d'Angleterre, s'y embarqua sur la "Blanche Nef" ; le vieux maître de la Nau avait fait jadis passer son grand-père, le duc Guillaume, et, sollicita, avec larmes de joie et d'orgueil, la faveur d'emmener le jeune prince ; Adelin monta donc à bord de la "Blanche Nef", lui, la plus haute noblesse adolescente de Normandie et leurs trésors.
Au sortir de Barfleur, sur la roche "Cate", s'ouvrit la nef ; le patron reparut un instant en surface : un seul homme surnageait, Bérold, boucher de Rouen ; alors, comprenant que tous ses rois étaient morts, le patron leva le bras et se laissa couler...
Bien des naufrages ont colmaté d'ossements les côtes françaises ; nul n'y est signalé sur les cartes marines, sauf celui-ci, celui du fils unique que le roi d'Angleterre allait appeler huit jours durant, en se frappant aux murailles : "Adelin ! Adelin !...Mon fils Adelin !"
Près d'une pointe de roc, on lit : "Ici périt la "Blanche Nef".
Le phare de Gatteville, la plus haute tour du monde, érige, tout à côté, son cierge immense.
Huit cent ans ont passé et le souvenir demeure ; il y a près d'un siècle, tel officier de mer, que j'ai connu, reçut d'un pêcheur dont il avait sauvé la vie une lourde bague en or qui venait du naufrage.
Est-ce pour cela que Barfleur garde tant de mélancolie et une distinction si grande ? Les villes comme les hommes, s'ennobliraient-elles d'avoir souffert et pleuré ?
(extrait de "Il était un petit navire" texte inédit de Jean de la Varende, dédié à Gustave Alaux, et faisant parti de ce recueil paru aux éditions "Emile-Paul Frères" en 1951)