cornaline37 le 25 avril 2019
Lorsque j’étais petite fille, j’étais fascinée par les sorcières. Je les imaginais toujours en vieilles femmes, et je m’étais promis que j’aurais moi aussi cette crinière d’argent et ce regard plein de lumière que je leur prêtais. Nous partions rarement en vacances. Mes parents vivaient modestement. Ce fut donc un événement lorsque nous pûmes partir quelques jours à Guérande. Un petit dépaysement pour nous qui vivions en province angevine. Je me souviens des grandes plages claires, du vent dans les cheveux, de l’odeur d’embruns et de liberté. Cela me changeait du décor austère de l’Abbaye de Fontevraud auprès de laquelle j’ai grandi. J’avais l’impression alors pour la première fois de ma vie de pouvoir respirer à pleins poumons, sans entrave, sans cet étau qui me serrait ordinairement le cœur. Un matin, nous allâmes au marché avec mes parents. Devant l’étal d’un maraîcher, une queue assez importante indiquait que les légumes étaient bons. Elle ne fut pas cependant assez longue pour dissuader ma mère de s’y insérer, et je me mis à rêvasser en attendant notre tour, pour tromper mon ennui. Ma mère donna alors un léger coup d’épaule à mon père et lui montrant une direction du menton, elle murmura : « Regarde, la vieille femme là-bas. Elle est si sale ! On dirait qu’elle a des pelotes dans les cheveux ». Dans un même mouvement, mon père et moi nous retournâmes. Elle était dans une file de l’autre côté de l’allée, et les gens qui patientaient devant l’étal se tenaient légèrement à distance, avec un air gêné, cherchant à respirer discrètement un peu au-dessus et de biais. Je la vis d’abord seulement de dos, essayant de repérer les fameuses pelotes sous un chapeau noir en feutre. Puis elle se tourna. Son état laissait vraiment à désirer. Elle était vêtue entièrement de noir, si l’on peut dire, car son espèce de manteau, ou de robe, était maculé de traces impossibles à identifier. Ses cheveux argentés étaient effectivement si emmêlés que des touffes hirsutes soulevaient le chapeau, comme les rouleaux d’une mer déchaînée l’auraient fait d’un petit esquif. Elle fut à peine saluée et très vite servie. C’est lorsqu’elle regarda dans notre direction que je reçus le véritable choc. Tout se passa très vite et pourtant, plus de trente ans après, tout est très net dans ma mémoire. Son visage était si ridé que sa peau n’était plus que rainures, sillons, failles. Tannée par le soleil, brunie, on aurait dit un visage de carton griffé au cutter. Mais ses yeux… vifs, perçants, d’un vert de la couleur de l’eau après la tempête. Je ne pouvais cesser de la fixer, hypnotisée par son regard, et elle faisait de même, plongeant dans les miens, plantée au milieu de l’allée, immobile. Ma mère rompit le charme en attrapant ma main qu’elle serra fort, puis elle me gronda. « On ne fixe pas les gens ainsi ! C’est très impoli ! » Le temps que je puisse à nouveau me retourner vers la vieille femme, elle avait disparu, avalée par la foule qui s’était soudain faite plus dense. Ma mère semblait soulagée. En vérité, on aurait dit qu’elle avait surtout eu peur que la vieille ne s’approche, nous parle peut-être. Tout son corps avait émis le souhait qu’elle se tienne le plus loin possible de nous, comme si elle était dangereuse, ou qu’elle pouvait nous contaminer de crasse rien qu’en avançant d’un pas. Puis elle dit encore : « On dirait une vraie sorcière ». Oui me dis-je, c’est sûr. C’est une sorcière. J’en ai rencontré une ! Puis je retournai courir sur la plage, et oubliai. --- De ma maison, on voit la mer. Oh, pas une belle vue à travers une grande baie vitrée. Juste un petit bout de mer, en se penchant un peu par la fenêtre du grenier. Maintenant que je suis vieille, je peine à y monter, mais c’est là que je me sens le mieux pour respirer un peu. Depuis quelques temps, même ma maison me paraît étroite. Je reste dehors du matin au soir, je trotte comme une vieille souris, fouettée par les rafales ou caressée par la brise. Quand je suis trop fatiguée, je m’assois sur un banc, et je regarde la mer, en laissant le vent faire pleurer mes yeux. On croit qu’avec le temps les souvenirs s’apaisent, qu’on a moins mal. Ce sont des fadaises. La mâchoire en métal ne vous lâche jamais. Si vous remuez trop fort pour tenter de vous en débarrasser, elle ne fait que resserrer son étreinte, vous broie lentement. Mieux vaut ne pas trop bouger. Juste le corps, pour lui éviter de rouiller, mais pas le cœur. Un cœur, ça ne se répare pas. Ce matin, la promenade ne m’aide même pas à respirer. J’y repense sans arrêt. Je n’aurais pas dû aller au marché, je le sentais. Cette petite fille. Ses yeux, son visage… Toute l’histoire m’est revenue, telle une eau s’engouffrant dans la cale d’un navire en perdition. Je me suis enfuie. Sans doute me suis-je trompée. Voici des années que je ne suis plus bonne à rien, encore moins aux devinettes. Que je joue à la vieille folle pour que personne ne me parle, pour qu’on m’oublie. Je mangerais de la terre ou du sable pour éviter de me rendre au marché, surtout l’été, si je pouvais. Je suis devenue ce qu’ils veulent que je sois : une sorcière laide, effrayante et repoussante. A force de lire la crainte ou le rejet dans leurs yeux, j’ai fini par mettre le masque qu’ils m’imposaient. Personne n’entre plus dans ma maison. Ils verraient pourtant que ce qu’ils croient n’existe pas. Mais je n’ai pas la force de leur expliquer. Alors pour marcher parmi le monde, je sors ma robe si mitée, si crottée, que même les souris refusent de faire leur nid dedans. Je pose la perruque toute emmêlée, et mon chapeau cliché. L’odeur que je dégage alors fait fuir le plus téméraire, et c’est bien ainsi. Je ne veux pas que l’on m’approche, je ne veux pas que l’on me parle. Quand on est ce que je suis, tout ce que vous dites peut se retourner contre vous. Il n’y a pas si longtemps, on vous brûlait pour vous réduire au silence, non sans vous avoir copieusement déshumanisé les jours précédents. L’enfer est sur terre. Pourtant, j’y ai cru, moi aussi. J’ai découvert mon « don », j’étais encore toute jeune fille. Lorsque j’allais près de l’océan, c’était comme s’il me parlait. Je savais d’instinct où trouver les plantes pour soigner. Et mes mains dégageaient une si douce chaleur que, les premières fois qu’elles se retrouvèrent pour de toutes autres raisons sur les têtes ou les épaules des gens – une tresse à une compagne de jeu, un geste de soutien lors d’un moment dur – il me fut dit qu’elles faisaient grand bien. C’est ainsi que je suis devenue guérisseuse. On venait volontiers me voir pour soigner des petits maux, et je savais presque toujours d’où ils venaient, et comment les éradiquer. J’étais très seule cependant. Car si on appréciait mes soins et mes plantes en décoction pour guérir rhumes ou entorses, on évitait par ailleurs avec précaution ma compagnie. J’étais envahie la journée par les maladies plus ou moins imaginaires de mes visiteurs, mais le soir, personne ne me faisait un thé chaud ou ne venait se blottir contre moi. Un jour, alors que je ramassais des plantes en forêt, j’entendis des gémissements doux non loin de moi. Je m’arrêtais, tendant l’oreille. N’entendant plus rien, je retournai à ma récolte, fouillant les fougères. Les gémissements reprirent, plus insistants. Et c’est alors que près d’un tronc creux, je découvris un chiot tout tremblant. Je ramassais la petite boule trempée de rosée, l’enveloppai dans mon châle et le frictionnai pour tenter de le réchauffer. Je n’avais pas la moindre intention de le garder et j’étais décidée à le donner dès le lendemain à qui pourrait s’en charger. Je ramenai le petit chien dans la maison, fis un feu dans le poêle, et le laissai à côté. Entre chaque visite, j’allais le voir, m’assurais qu’il allait bien. Il était épuisé et dormit une bonne partie de la journée. Le soir, j’essayai de le nourrir, mais il semblait à bout de force. Son museau pointu retombait comme un poids de plomb dans le creux de mon bras. Désemparée, je tentai de le soigner en lui imposant les mains, comme je le faisais pour les humains. Mais cela ne semblait pas provoquer chez lui le résultat que j’obtenais d’ordinaire. Je me dis alors que c’était peut-être pour mourir à l’abri chez moi qu’il m’avait été confié, en quelque sorte. Je le laissais près du poêle que j’avais bourré pour la nuit, et partis me coucher. Vers minuit, je sentis quelque chose d’humide toucher mon visage. Surprise, je me redressais d’un seul coup et allumais en hâte la lampe tempête, bousculant au passage quelque chose qui se trouvait sur le lit et qui tomba en geignant. Je me souvins alors du petit chien. Deux yeux brillants et une queue frétillante se calèrent dans mon champ de vision dès que je jetais un œil dans la direction où était tombé le chiot. Il allait beaucoup mieux. Malgré mes protestations, il parvint à grimper près de moi. Il s’installa avec un air de conquérant qui avait bien caché son jeu. J’acceptais ma défaite, et me rendis à son enthousiasme. Bulchar devint mon compagnon de tous les instants. Il venait avec moi le matin pour la cueillette, furetant dans le sous-bois tout à ses recherches à lui, puis lorsque la récolte était satisfaisante et que je reprenais le chemin des salines pour rentrer à la maison, sans un mot, sans un appel, je le retrouvais marchant deux mètres devant moi, réapparu sur le chemin comme par enchantement. Il ressemblait beaucoup à un loup. Il en avait les yeux jaunes mystérieux, et l’allure dégingandée. J’ai souvent pensé qu’il aurait pu en être un, mais il n’y en avait plus depuis longtemps dans la région. Bulchar n’avait pas la moindre agressivité ou sauvagerie en lui. Il était un gardien silencieux, observateur. J’aimais sa présence chaude, son pelage aux odeurs de forêt et de sel. Il restait couché à mes pieds pendant les consultations, o |