| Hodi33 le 13 janvier 2020
Bonjour,
Voici ma nouvelle - pas trop longue j'espère - intitulée "Les yeux bleus en amande"
Le bruit réveilla doucement Lia, qui ne le reconnut pas tout de suite. Après quelques secondes elle comprit et se leva d’un bond, oui c’était bien ça, ces cliquetis irréguliers et parsemés sur le toit de tôle de son cabanon : il pleuvait. Elle n’avait plus le décompte en tête mais cela faisait plusieurs mois que tout le monde attendait ce moment, en essayant de ne pas penser au pire. Le soulagement que Lia éprouvait s’accompagnait malgré elle d’une angoisse, celle d’entendre ce bruit s’arrêter. Elle décida d’aller contempler le spectacle, devenu bien trop rare, et s’affubla en hâte d’un débardeur et d’un short qui traînaient sur une chaise avant de sortir.
Les gouttelettes fouettent son visage. Elle avait oublié à quel point c’était bon. La pluie est légère mais au vu des nuages épais amoncelés au-dessus d’elle Lia imagine que cela durera au moins toute la journée, tout du moins l’espère-t-elle. Le rideau de pluie masque l’horizon et la jeune femme ne voit guère plus loin qu’une cinquantaine de mètres, tandis qu’en temps normal, tandis qu'en temps normal elle peut discerner tout le paysage.
Idéalement positionné à mi-chemin dans la vallée, son promontoire offrait une vue imprenable sur le système de collecte des eaux de pluie mis en place depuis le haut de la montagne jusqu’au barrage en contrebas dans lequel elles étaient stockées. Avec le temps le barrage avait été renommé la Banque dans le langage commun. Les sources environnantes étaient également captées lorsqu’elles affleuraient de nouveau en temps de pluie. Chaque matin, Lia ne pouvait s’empêcher de penser au temps d’avant. Chaque matin, ce nœud dans sa poitrine se formait quand elle tournait la tête et voyait la photo défraîchie par le soleil épinglée sur sa porte. Mais déjà la sirène sonnait dans les baraquements en contrebas, et elle empoigna son fusil et son sac à dos pour aller rejoindre son poste. En chemin, elle se remémora la série d’événements qui l’avait menée jusqu’ici.
Dès le début des années 2000 plusieurs rapports scientifiques alarmants avaient été publiés, sur la raréfaction imminente des ressources en eau, et la nécessité de prendre des engagements forts pour y remédier. A l’époque, la fabrication d’un simple pantalon pouvait nécessiter jusqu’à deux-mille cinq-cents litres d’eau, luxe aujourd’hui tout bonnement impensable. Mais loin de s’alarmer, les politiques et les habitants de l’époque préférèrent continuer de vivre comme à leur habitude ; dans le déni. Inexorablement on vit très vite le niveau des nappes phréatiques baisser, les sources se tarir, et les coupures d’eau se multiplier. La pollution exponentielle des milieux naturels n’aidant en rien, la situation devint intenable. Les premiers impactés furent, comme souvent en cas de crise, les citadins. Et quand l’eau ne coula plus du robinet, les émeutes explosèrent d’un seul coup, terriblement violentes. Les gens, devenus incontrôlables, étaient prêts à tuer pour un bidon d’eau. Sans eau, l’être humain meurt en trois jours, et peu d’habitants avaient été suffisamment prévoyants pour emmagasiner les ressources nécessaires à une fuite vers la campagne. Là-bas, se disait-on, l’eau des rivières serait au moins potable, et à défaut d’avoir un toit on aurait de quoi boire, de quoi survivre. Ceux qui le purent migrèrent donc dans l’espoir d’une situation meilleur. Seulement, devant la baisse constante des quantités d’eaux potables disponibles, certains décisionnaires au pouvoir n’avaient pas attendu la crise pour privatiser de nombreux secteurs, quand l’argent avait alors encore de la valeur. Ainsi partout des groupes armés contrôlaient ici leur ruisseau, là leur rivière... Le constat était net et sans appel, pour survivre il fallait trouver son point d’eau et le défendre, ou bien posséder des produits à échanger. Tout se marchandait contre de l’eau ; le litre était devenu la nouvelle monnaie étalon.
Lia avait eu la chance de vivre dans un petit village isolé d’Aveyron, dans le Sud-Ouest de la France, où elle était restée tranquille durant plusieurs années, vivant sobrement mais heureuse. Un jour l’eau là-bas aussi vint à manquer, et elle dut partir avec son frère cadet, Tom, qui avait dix ans seulement à l’époque. Leurs parents avaient disparu depuis longtemps et elle était responsable de lui. Durant plusieurs mois ils avaient vagabondé sur les routes, tous les matins à lécher la rosée, tous les matins à espérer la pluie, et tous les matins à n’avoir qu’une pensée en tête pour toute la journée : boire. Son frère n’avait jamais été de forte constitution et ne supporta pas ce régime très longtemps. Un soir en allant se coucher dans leur abri de fortune, il l’étreignit un peu plus longtemps qu’à l’accoutumée. Le lendemain il ne se réveilla pas. Lia ne versa pas une larme. Elle n’avait plus assez d’eau pour cela, ni d’énergie. Elle continua à avancer, le regard morne et le cœur déchiré. Seulement quelques semaines après sa mort, elle atteint cette vallée où elle vivait aujourd’hui, privatisée par un riche investisseur australien, d’après les rumeurs. Par chance ils avaient alors besoin de renforts, et n’ayant rien à perdre elle s’engagea.
Contre 4 litres d’eau quotidiens, elle travaillait toute la journée et surveillait son secteur, le protégeant d’éventuelles intrusions. En cas de pluie son travail était d’autant plus délicat qu’on y voyait moins, et que les tentatives de vol se faisaient plus nombreuses. Le châtiment était aussi simple que terrible, le voleur était automatiquement abattu. Par chance Lia n’avait pour le moment eu à accomplir cette tâche que sur des animaux. Elle détestait l’idée que l’eau de pluie ne soit pas à tout le monde, mais après tout comme on leur avait expliqué, si on laissait tous ceux qui venaient se servir, la Banque serait à sec en moins d’une semaine. C’était un sale boulot, mais il fallait que quelqu’un le fasse. Et puis, il faut bien vivre.
La pluie s’était légèrement intensifiée, Lia marchait bouche ouverte et appréciait l’humidité qui se répandait sur sa langue. Elle pensa malgré elle : « En ai-je le droit ou est-ce interdit ? ». Elle aurait aimé que Tom soit là, lui qui avant la fin, avait durant des jours regardé le ciel les yeux pleins d’espoir. Depuis qu’il était parti elle ne ressentait plus rien, si ce n’est cette angoisse sourde qui l’étreignait tous les matins. Elle parlait de moins en moins, et aller chercher sa ration d’eau était souvent son seul objectif de la journée.
Lia était arrivée à son poste, et monta prendre sa place dans le mirador. Perchée là-haut, elle discernait sa parcelle, identifiée comme le numéro trente-trois. Orientée côté Ouest, elle était encore à l’ombre, et de toute manière le soleil peinait à traverser les nuages. C’était un vallon quasiment vide de végétation à part son herbe courte, où subsistaient ici et là quelques bosquets. Pour récolter le maximum d’eau au sol, la majorité des arbres avaient été au début rasés, mais l’érosion des sols avaient alors parfois provoqué de grands éboulements. Quelques arbres avaient donc été replantés pour atteindre le juste équilibre. Perdue dans ses pensées, Lia fixait la cime d’un hêtre qui oscillait légèrement, et tentait d’imaginer des brebis pâturer dans le champ. L’élevage avait depuis longtemps été arrêté, les quantités d’eau que les bêtes exigeaient étant tout simplement colossales. Aujourd’hui à part les œufs de temps en temps, très peu d’aliments d’origine animale étaient encore consommés, à moins d’être un puissant propriétaire. Lia avait un jour abattu un sanglier, mais n’apercevait que rarement des animaux sauvages.
La journée se déroula somme toute assez vite, et quand la relève arriva Lia sursauta en attendant quelqu’un monter les barreaux de l’échelle. Elle n’avait pas vu le temps passer. Elle quitta son poste et se dirigea vers la Banque, qui était à plus d’une heure de marche mais le détour était nécessaire, elle n’avait plus d’eau chez elle. En chemin, elle se rendit compte que la pluie s’était arrêtée.
Quand elle arriva devant la Banque, une queue d’une vingtaine de personnes s’y était déjà formée, chacune tenant à la main son bidon d’une capacité de 5L. Ce bidon était avec le temps devenu comme un nouvel organe du corps humain, indispensable, et chacun veillait scrupuleusement sur le sien. L’entrée de la Banque était unique, et gardée par plusieurs soldats en faction lourdement armés. Elle donnait sur le mur supérieur du barrage où un cheminement était aménagé jusqu’à un portail fermé, derrière lequel des galeries s’enfonçaient dans le béton armé de l’ouvrage, jusqu’à un jeu de vannes qui fournissait l’eau tant désirée par tous. Lia n’était jamais allée plus loin que la grille. Son tour arriva vite et elle laissa son fusil aux gardes avant de s’engager sur le barrage. Trente mètres plus loin elle s’arrêta devant des grilles fermées et s’adressa à la personne en faction.
- « Lia, matricule n°5872. »
Après avoir consulté un énorme registre, la personne tourna une clé dans une serrure et une ouverture se fit au milieu des barreaux, permettant à Lia de glisser son bidon.
- « Combien de litres ?
- Trois, répondit machinalement Lia. »
Chaque jour, elle gagnait quatre litres d’eau qui étaient alors crédités sur son « compte bancaire ». Sur ces quatre litres déjà un demi-litre litre était prélevé pour contribuer à la préparation du repas du soir. Lia n’utilisait généralement que trois litres par jour, et son compte était donc assez bien fourni. Avec dix litres d’eau on pouvait s’acheter un deuxième bidon, et Lia avait fait cet investissement pour remonter suffisamment d’eau chez elle les jours où elle se lavait, tous les 7 jours.
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