| JML38 le 07 août 2020 Petite histoire de maçonnerie
Monsieur Grenier, le professeur de français de la classe de quatrième du collège que je fréquentais, nous avait, comme chaque semaine, imposé un thème pour écrire une courte rédaction.
C’était une de ses idées de devoir. En remplacement de la traditionnelle corvée que représente généralement cet exercice d’écriture pour des enfants bien en peine de trouver de quoi pondre deux ou trois pages, il nous demandait de traiter un sujet dans un format raccourci, pour en retirer ce qu’il appelait « la substantifique moelle ». J’aimais bien cette expression qui me faisait saliver, mon cerveau conditionné lui associant immédiatement la saveur du gratin de cardons à la moelle de ma mère, plat typique de la région ô combien délicieux.
Pour en revenir à ce cher Monsieur Grenier, ce qu’il souhaitait développer chez ses élèves n’était pas la simple aptitude à rédiger, mais plutôt la capacité d’exprimer de façon claire et précise des idées, des impressions, des opinions. Le sujet du jour en était la parfaite illustration. « Racontez un événement marquant de la journée ». Le choix était libre sur la nature et l’importance dudit événement. Il pouvait être mondial, national, local, familial. Qu’importe, ce qui devait impérativement ressortir du récit, c’était les raisons qui le rendaient marquant.
Je dois préciser que ce professeur, spécialiste de français, latin, histoire et géographie, était un personnage comme on en trouve peu dans l’enseignement. Un original qui n’hésitait pas à s’éloigner de son cours pour répondre aux questions que nous ne manquions pas de lui poser, comme un petit jeu que nous pensions à notre avantage, mais qui au final lui permettait d’enrichir notre vocabulaire de mots à rechercher dans le dictionnaire.
Je ne pouvais pas chercher d’aide auprès d’une petite sœur dont le seul intérêt à cette heure était de suivre les péripéties d’un Albator ou d’un Astro à la télé, ni compter sur un grand frère enfermé dans sa chambre, dont les disques nous berçaient au rythme de Texas ou de Jeanne Mas. Ma mère était plus accessible, mais après sa journée à la mairie du village où elle était employée, je ne voulais pas la perturber dans la préparation du repas qu’elle mettait un point d’honneur à tenir prêt pour un mari, maçon de profession, qui allait rentrer tard et bien fatigué de son chantier du moment.
Je n’avais rien trouvé dans le journal qui fasse tilt au point de me dire que je tenais mon sujet, et le temps s’écoulait inexorablement pour moi, planté devant ma page blanche. Le son bien connu d’un klaxon multi-tons me sortit de ma léthargie, signifiant que papa avait invité son copain Jacques, propriétaire d’une Renault 16 TX qui faisait sa fierté, à prendre l’apéro.
J’écoutais d’une oreille distraite la conversation entre les deux maçons et ma mère qui, curieusement, semblait pour une fois particulièrement intéressée. Mon attention fut pourtant rapidement attirée par la voix excitée de Jacques, qui narrait ce qui semblait être une aventure arrivée au boulot. Intrigué, j’appris que ce brave Jacques avait échappé par miracle à un grave accident, l’ouvrage en béton sur lequel il s’activait depuis le début de la matinée s’étant entièrement effondré au moment où il prenait une pause rafraîchissante. S’il n’avait pas été en train de se désaltérer, il aurait été écrasé comme une crêpe. Grâce aux détails que je ne manquai pas de soutirer à Jacques ainsi qu’à mon père, je sus que je tenais mon histoire.
Après avoir raccompagné son copain jusqu’à sa voiture, mon père fit remarquer à maman. - Quel frimeur ce Berlain, il a même un chien qui remue la tête sur la plage arrière. - Oui, en tout cas il a vraiment eu chaud aujourd’hui
La tranquillité étant revenue à la maison, je n’avais plus qu’à m’y mettre, à cette rédaction. D’abord mon nom : Michel Martin. Puis la date du jour : 9 novembre 1989. Et vaillamment, je me lançai de ma plus belle plume. « L’événement le plus marquant de la journée fut, incontestablement », j’aimais bien les adverbes dans les phrases, cela faisait sérieux et cultivé. « L’événement le plus marquant de la journée fut, incontestablement, la chute du mur de Berlain ».
Il ne me restait plus qu’à relater au mieux cet événement, qui n’allait évidemment pas changer le cours de l’histoire, ni même faire une ligne dans un journal.
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