| Pippolin le 13 août 2021 Souvenirs de voyage
3-Baie d'Authie
Nous retrouvons Chantal et Christine à Rang du Fliers. Depuis deux ans, nous écumons la Côte d’Opale en leur compagnie. D’abord Le Crotoy et la Baie de Somme puis Quend-Plage, maintenant Berck et la Baie d’Authie. Comme de coutume, lorsque nous sommes avec les frangines, le temps est splendide. Baie d’Authie, pour moi le mot est d’une grand douceur puisqu’il évoque l’Authie, ce bucolique petit fleuve qui traversait le collège de Montalembert à Doullens, où je m’étais retrouvé en pension, l’année de mes 15/16 ans, l’année de la sécheresse. L’Authie, sur laquelle nous rêvions alors de nous évader mon copain Romain, et moi, à bord d’un canot gonflable, tout cela parce que, juste avant une courbe paresseuse, nous avions vu le soleil jouer au gré d’une brise légère au travers de la ramure d’un saule et que ces éclats d’or nous semblaient la promesse d’une vie pleine de musique, de rires, de fin d’après-midi sur des tendres pelouses auprès de filles blondes au corps ambré et au sourire lumineux. Cela évoque aussi Authie, ce village où de 12 à 14 ans, j’accompagnais mon père et mon frère Stéphane et où nous nous y inventions la vie de paysans. Deux années avaient passé ainsi, chaque dimanche à se lever avant l’aube, printemps, été, automne, hiver, pluies, brumes, gels ou soleil pour prendre la route, voir les yeux encore embués de sommeil, le jour naître sur la campagne engourdie, passer, sans dire un mot, dans ces villages d’une apparente quiétude : Rainneville d’abord, puis le petit Pierregot, le long et sinueux Rubempré, Puchevillers avec sa brutale fourche au pied de l’église grise, Marieux, tout penché, puis après la traversée d’un boqueteau giboyeux et l’escalade du plateau, Authie, niché dans son vallon aux pentes vertes et boisées, aux clairières piquetées de vaches blanches et noires, de percherons roux, à repartir le soir, fourbus et satisfaits, les mains calleuses fleurant bon la vache dans nos habits de champs, avec dans la poche les quinze francs que la fermière nous donnait. Deux années, le dimanche consacré à traire les vaches, charrier les litières fumantes, abreuver les génisses dans les pâtures, moissonner, chasser – notre gibecière resta toujours joyeusement vide… Avec la pendule dans la salle à manger qui sonnait les quarts, le tintinnabulement des bidons de lait, l’odeur et la lumière dans le silo à grains, la chaleur tranquille de l’étable. Authie, un mot magique, porteur chez moi de rêves et d’heureuses réminiscences… Alors, il me faut parcourir la baie dans son ensemble. Déjà, l’an dernier, nous étions allés à trois reprises de Quend jusqu’à sa partie sud – une trotte ! - à deux Esther et moi, puis avec les frangines en juin, et encore en octobre avec Marie et Franck. Nous y avions goûté ses immensités sauvages. Un marsouin échoué en attestait : nous faisions face au grand large. Le ruisseau qui trainassait entre les peupliers à Authie et s’attardait dans la cour du collège se jetait crânement dans la mer, l’océan même, avec ses horizons lointains, la folle diversité de ses créatures, son tumulte, ses vagues scélérates et ses objets inattendus ballotés durant des milles au caprice des vents et des courants. Sur le versant nord, passé Berck, son immense plage noire de monde et la promenade le long de la digue encombrée comme une rue commerçante une jour de braderie, passée la première anse où les phoques les plus hardis viennent pointer leurs museaux, les dunes s’élèvent, altières, et les humains se font rares, et brusquement, après un nouveau virage, nous sommes à Koh Lanta, sur une plage de l’océan indien ou du Pacifique peut-être, mais plus à quelques kilomètres de Berck. Une forêt de pin Laricio entaillée par une tempête ourle une dune, ouverte comme une cicatrice sur une crique déserte jonchée de coquillages et de carcasses de crabes. Tandis que la marée redescend, nous apercevons au loin des phoques qui se prélassent sur un banc de sable humide encerclé par les flots. L’endroit est si beau que nous ne savons que tourner en rond les bras ballants en répétant au milieu de pieux de bois plantés en arc de cercle : « Comme c’est surprenant !», « Que c’est beau ! C’est incroyable !». Nous n’avons pas encore atteint le fleuve. Il y a toujours un virage à contourner au terme d’une large boucle. Lorsque nous approchons enfin, la peau de notre visage nous tire, agressée par un vent et un soleil vifs. D’une jolie teinte vert sauge, l’Authie est là, paisible, à quelques centaines de mètres, peut-être plus. Un voilier s’attarde dans son embouchure, des goélands et des hérons vont et viennent. En coupant par les dunes et la lande qui la prolonge nous y arrivons.
L’estuaire s’offre à nous tel que je me plaisais à l’imaginer : à la fois sauvage et intime, avec les bois de pins qui abandonnent le terrain aux mollières, peuplées d’obione, d’oreilles de cochons et de passe-pierres. Des avocettes chassent sur l’estran non loin de huttes de chasse, répliques des huttes de la Baie de Somme. Et tandis que nous marchons tous les quatre côte à côte, les frangines, Esther et moi, que nous avançons comme quatre minuscules personnages d’un tableau d’Hokusai dans cette baie qui s’évase idéalement et s’ouvre sur l’horizon comme si elle avait été dessinée d’un coup vif par le styliste d’une maison de haute couture, je repense à mon copain Romain, au projet que nous avions faits, ados foufous dans notre cour d’école, de prendre le large en suivant le fil de l’Authie et j’ai envie de lui dire : « Et bien tu vois, Romain, j’ai mis le temps, mais je suis bien arrivé à la mer, comme nous en rêvions. Main dans la main avec une poupée blonde au sourire lumineux ».
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