Hana Bělohradská (1929-2005), romancière, scénariste, dramaturge, et traductrice tchèque, a publié plusieurs romans et nouvelles. Sa carrière littéraire est due probablement au revers de fortune qui a marqué sa jeunesse. Elle est née en 1929 dans une famille d'avocats et cela s'est révélé comme un handicap sérieux. Ses origines « bourgeoises » lui ont valu l’obligation de quitter sa faculté de droit, suite à l’arrivée des communistes au pouvoir en Tchécoslovaquie en 1948.
Le nouveau régime l’avait considérée comme une personne « indésirable », et elle a donc été longtemps empêchée d’exercer publiquement son activité d’écrivain.
En 1961, elle a publié son premier roman, très apprécié, « Docteur Braun, derniers jours », qui a révélé à la critique un auteur accompli, devenu mûr sans avoir besoin de longues années d'apprentissage du métier littéraire.
"Elle a vécu des moments difficiles, les communistes ont brisé sa vie, mais elle ne s'est pas laissé faire," dit Lucie, sa fille.
En effet, après le début prometteur, la carrière littéraire d’Hana Bělohradská (membre de la présidence du Cercle des écrivains indépendants), est suspendue par le régime instauré par les Soviétiques dans une Tchécoslovaquie occupée par les armées du Pacte de Varsovie en août 1968. Et de fait, elle sera de nouveau interdite de publication dans les années 1970.
Ce n'est qu'après la chute du communisme en 1989 (avec la Révolution de Velours) qu'elle revient sur la scène littéraire. Elle pourra finalement publier une pièce de théâtre des années 1970 sur la vie des émigrés politiques, intitulée "L'Incident", ainsi que trois recueils de contes.
Voici une sélection de ses contes qui a été traduite en français et publiée en 2004 sous le titre "L'interrogatoire et autres nouvelles".
Parmi les huit nouvelles qui composent ce recueil, celle qui est intitulée « Madame N. » brosse le portrait d’une dame qui est appelée « Orchidée » par les enfants, qui lui trouvent une certaine beauté exotique, une beauté « tout à la fois dure et fragile ». Les adultes, eux, l’appellent « Poule blanche », pensant que ce surnom lui correspond bien, elle qui est solitaire et belliqueuse. A part cela, la narratrice nous dit qu’elle ne sait pas qui est cette Madame N. et que si elle le savait, elle n’aurait aucune raison de raconter son histoire !
Et là, je me suis dit que ça commençait bien !
Le récit se passe pendant la 2e Guerre mondiale. En fait, on apprend que cette Dame est Française, qu’elle a épousé un légionnaire pendant la 1re Guerre mondiale, et qu’elle n’a jamais voulu s’adapter à la vie pragoise : « A ses yeux, Prague apparaissait provinciale et les Tchèques lourds, grossiers et timorés à la fois. »
Madame N. est insupportable ! Elle est très imbue de sa personne.
Entre les deux guerres, la France était encore un modèle vénéré et en République tchécoslovaque, il était très prisé de s’exprimer en français. C’était le cas des personnes qui fréquentaient le cercle de cette Dame. Seulement Madame N. est « scandalisée que les Tchèques se permettent de n’être point français. »
Elle est versatile, adorable à un moment, parfaitement désagréable à un autre !
Néanmoins, elle capte son auditoire. Elle est attractive.
Mais avec le Traité de Munich, en 1938, l’admiration pour la France dans son entourage va considérablement se rafraîchir et pour Madame N. cette époque va devenir in-vi-va-ble !
C’est plein d’humour. On se prend à rire devant la bêtise de cette femme !
Mais un beau matin, son mari qui l’adore, qui est toujours aux petits soins pour elle, va disparaître entre deux hommes vêtus de manteaux de cuir noir…
Elle se sent démunie, ne sait pas comment faire pour retrouver son mari… Lorsqu’une nuit, un rêve… la persuade d’y arriver…
C’est subtilement écrit, ironique, tragi-comique, inattendu… C’est superbe !
« Dangereuses escapades » est une nouvelle toute kafkaïenne.
« LE SEUL VRAI CADEAU que le destin offrit à Frédérik Engelman fut son passeport hollandais. A part cela, il n’eut jamais de chance. » Il naît avec des épaules étroites et un petit derrière oblong, et il rêve, dès son premier rêve, qu’il est une petite fille. » Dans son milieu, personne ne comprend son inclination. Il grandit en souffrant d’un désir pressant et inassouvi, en complet désaccord avec son entourage. Son esprit va passer de la paisibilité à l’accablement, et davantage encore…
Frédérik est amené à voyager pour affaires derrière le rideau de fer, à Budapest, et à Prague.
Là-bas, dans ces villes d’Europe de l’Est, il se sent un privilégié, un pacha, lui qui vient de l’Ouest. Il aura dans ces villes des aventures avec des jeunes femmes, mais des aventures qui vont tourner mal… Commettre un crime va lui faire éprouver une absolue extase…
Le rideau de fer pourrait lui garantir que personne n’irait vérifier… pense-t-il.
Mais l’histoire va prendre une tournure bien inattendue !
Dans la nouvelle « Lettre d’adieu », on fait connaissance avec František Zbořil qui est un homme rationaliste. C’est un mathématicien qui travaille sur des systèmes de calcul sophistiqués. Il s’adonne à son travail scientifique avec beaucoup de sérieux.
Il n’éprouve pas d’inclination, ni pour les sentiments, ni pour les passions.
C’est en quelque sorte un hédoniste de la sobriété !
« Assimilant les jouissances à des particules, il se les accordait en rations mesurées de façon à en tirer du plaisir sans toutefois tomber dans les affres de la séduction. Être séduit ne figurait pas à son programme, il se l’interdisait absolument. »
Avec un portrait comme celui-ci, on se demande où l’autrice va encore nous emmener !
Ici, il sera question de maladie, liée à l’hérédité.
Arrivé à l’âge de quarante ans, František, ayant consacré toute sa vie à la raison, et en toute rigueur, est forcé d’admettre que très probablement il ne va pas pouvoir conserver sa santé mentale bien longtemps… Un de ses amis, juriste, va lui conseiller de rédiger une lettre particulière, d’où le titre donné à cette nouvelle.
C’est comique, c’est grinçant. C’est de l’humour noir !
Dans cette nouvelle bien déroutante, les conseillers ne sont pas les mieux lotis et les situations peuvent parfois s’inverser comme dans l’épisode de l’arroseur arrosé !
Dans la nouvelle « L’enfant », une mère qui est infirmière, met au monde son enfant qui est d’une grande beauté. Mais cette beauté exceptionnelle ne représente-t-elle pas une menace ?
Cette perfection des traits de son enfant devrait la réjouir, mais au contraire, elle l’angoisse.
Elle décide de l’appeler Victor, pour conjurer le destin… Elle va faire preuve d’une vigilance maladive envers son enfant, jusqu’au jour où vont se manifester les premiers symptômes… Pensez au tsarévitch de Russie, Alexis Nikolaïevitch…
« L’invitation » est une nouvelle qui démarre comme une sorte d’enquête policière. On est au début des années 50, époque grise, sombre, en Tchécoslovaquie… Une toute jeune femme et un homme plus âgé, un sculpteur, se rencontrent régulièrement dans leur trajet en tramway. La jeune femme tombe amoureuse de lui, mais il meurt.
Leur relation était curieuse, sous la forme d’un jeu de masques…
Elle reçoit quelque temps après sa mort une invitation à son vernissage ! Qui est-ce qui lui envoie cette invitation personnellement ? C’est mystérieux !
Encore des passages humoristiques, comme pour détendre l’atmosphère et capter l’attention du lecteur sur la suite de l’intrigue !
La première nouvelle du recueil, « L’interrogatoire », est un véritable chef d’œuvre : une petite machine cruelle qui montre la persécution exercée par un indicateur minable sur un brillant intellectuel dissident, au temps de la « normalisation*». Devinez qui va gagner !
(*selon l’euphémisme qu’employait à l’époque la bureaucratie pour qualifier la mise au pas de la société tchécoslovaque).
Cette nouvelle est assez empreinte du vécu personnel de l’autrice qui a souffert elle-même de la répression à son égard pendant des années…
L’écriture d’Hana Bělohradská est exceptionnelle de sobriété. Ses mots sont soigneusement choisis.
Ses nouvelles sont riches d’une belle ingéniosité, remplies de belles surprises : des réactions inattendues de la part de ses personnages, des retournements de situations, des fins surprenantes.
Elle nous met en appétit dès les premiers mots de chacune de ses nouvelles, elle capte notre attention jusqu’au bout de chacune. De petites phrases interviennent dans le récit pour nous intriguer, nous dérouter… Parmi ses personnages, ceux qui montrent une certaine fragilité peuvent se révéler redoutables… Elle nous amuse, parsème ses nouvelles de jolies métaphores et de belles trouvailles.
« Chapeau ! » pour une autrice qui a disparu comme elle a vécu – discrètement !
Heureusement qu’il existe des maisons d’éditions indépendantes comme HB éditions, pour que nous puissions découvrir de telles autrices au grand talent d’écriture !
Un appétissant recueil ! Une vraie régalade ! 5/5 sans hésitation !
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