Cet homme n'est pas dangereux

La jeune fille était une chanteuse de bonne famille. Nous appelions ainsi les "personnes bien nées désireuses d'embrasser la carrière du show".
Elle nous apprit que son père était un magistrat important d'Independance, et elle nous raconta ses "débuts" dans le chant.
- Mais quel âge avez-vous ? Fit Sweetie.
- Seize ans.
Elle nous donna un échantillon de son talent. Très bel canto, trop pour une troupe de baladins tels que nous. Et puis, elle n'avait que seize ans. C'était une source d'ennuis sûrs et certains avec ses parents, surtout avec un père magistrat.
- A propos, comment vous appelez-vous ? demandai-je.
- Mon nom d'artiste sera Margaret Wallace.
- Mais votre véritable nom ?
- Truman, Margaret Truman.
Voila comment nous avons failli engager dans notre groupe la fille du futur Président des Etats-Unis.

Pour mes parents, dont le racisme avait éclos en Californie, dans ce sud où tout blanc considère qu'il doit mépriser ceux qui sont moins blancs que lui, où toute alliance de cet ordre est un crime, c'était une situation sans issue. Leur désespoir n'était pas feint. Dans le sud, les Américains d'origine récente ont toujours peur de ne pas passer aux yeux des autres pour de vrais Américains. Ce qui explique leur ardeur à adopter et à exagérer les coutumes locales, quelles qu'en soient les conséquences.

Je me rappelle que, dans mon enfance, je ne parlais que le russe. Dès que j'eus l'âge de comprendre ce qui se passait autour de moi, j'eus le complexe de l'étranger. Mon frère, mes soeurs et moi, décidâmes alors de ne parler que l'américain et de feindre le mépris pour la langue russe. Nous voulions être de vrais Yankees. Aussi, quand on me traitait de gitan, d'étranger ou de vagabond, autant vous dire ça bardait...

Un jour Henri Verneuil qui tournait "Brelan d'as" me convoqua, m'examina et trouva que je n'étais pas du tout le personnage.
- J'ai besoin d'un vrai Lemmy Caution. Vous n'avez pas le physique de l'emploi, dit-il.
Il choisit Van Brelen pour ce rôle. Je ne fus pas vexé par le jugement de ce metteur en scène, d'autant plus que son "brelan d'as" n'eut pas les faveurs du public.