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Critique de Presence


Ce tome regroupe les 2 premiers de l'édition VO.

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- Indian Country : épisodes 1 à 5 de la série, parus en 2007.

Le 26 juin 1975, 2 agents du FBI ont été abattus par un groupe de 4 personnes dont une femme dans une réserve indienne dans le Dakota du Sud. de nos jours Dashiell "Dash" Bad Horse, le fils de cette femme (Gina Bad Horse), revient dans la réserve Prairie Rose et se fait embaucher par Lincoln Red Crow (le chef de tribu Oglala Lakota) comme agent de police. Red Crow est également l'instigateur de la construction d'un casino qui n'est plus qu'à quelques jours de son inauguration. Dashiell participe à plusieurs opérations musclées de la Police Tribale. Il s'avère violent et brutal, prêt à foncer dans le tas et à prendre des coups. Il est revenu à la réserve 15 ans après l'avoir quittée pour beaucoup de raisons, pour solder des comptes, pour prouver sa force. Il y a sa mère, mais aussi Red Crow qu'il a connu enfant, Carol Ellroy (son amour de jeunesse, la fille de Red Crow) et bien d'autres encore. Il est à la fois manipulé et un individu incontrôlable.

Il faut à Jason Aaron, le scénariste, moins d'un épisode pour mettre en place tout ce que contient le paragraphe précédent. Avec cette série il situe son polar aussi noir que violent dans un coin déshérité des États-Unis : une réserve indienne. Red Crow en dresse le portrait : plus de 80% de chômage, le plus haut taux d'alcoolisme du pays, une espérance de vie de 15 ans inférieure à la moyenne nationale. Cette réserve est le lieu idéal pour implanter divers activités illégales telles que des laboratoires clandestins de fabrication de méthamphétamine, une drogue de synthèse. La position de Red Crow dans sa communauté favorise toutes les magouilles, puisqu'il cumule les pouvoirs de police et de chef tribal. Aaron a choisi un environnement dans lequel tous les crimes sont plausibles, tous les sentiments sont exacerbés par l'alcool et la pauvreté.

Au fur et à mesure que Bad Horse reprend contact avec la réserve, Aaron en profite pour introduire de nombreux personnages : Baylis Earl Nitz, Dino Poor Bear, Franklin Falls Down, Chunka, Lawrence Belcourt, etc. Il sait peupler l'entourage de Bad Horse, d'individus ayant tous quelque chose à cacher, tous des objectifs troubles, tous des pourris d'une manière ou d'une autre. Il n'est possible de faire confiance à personne. Au fil des pages, il apparaît également qu'Aaron a pensé son histoire sur au moins 2 générations. Les motivations des uns et des autres s'en trouvent d'autant plus riches, et les actions de Bad Horse ont des conséquences qu'il ne peut soupçonner. Lorsqu'il obéit à un ordre ou à un souvenir, il est plus manipulé par son entourage et son histoire, que maître de son destin.

Ce scénario est mis en images par R.M. Guéra qui utilise un style détaillé, avec des décors crédibles et un soin particulier apporté aux textures pour rendre cette atmosphère si poisseuse, aride et délétère. Toutes ces cases sont immédiatement lisibles tout en contenant une forte quantité de détails. Guéra utilise un encrage appuyé qui accentue les zones d'ombre, les marques du temps sur la peau des personnages, les cicatrices, la poussière, la brutalité de la violence. Il dessine des maisons qui s'apparentent à des masures et des taudis, des constructions bon marché peu solides. Il intègre les restes d'une civilisation en décomposition, telles que les carcasses de voiture en pleine nature. Lorsqu'il dépeint un intérieur de maison, il y insère à la fois des meubles récents bon marché, et quelques éléments de décoration indiens. La répartition entre les 2 permet au lecteur de se faire une idée des orientations du propriétaire, de la manière dont il dépense son argent et ce qu'il souhaite donner comme image de lui. Il est aussi convaincant pour l'évocation de la ville principale de la réserve, que pour les paysages naturels arides autour de la réserve. Son style un peu sec et lourd d'encrage lui permet de croquer des visages peu sympathiques, marqués du poids du passé et des démons intérieurs des individus.

Dans ce récit, chaque situation est une bagarre ou un règlement de compte, ou une fusillade qui ne demande qu'à éclater et qui commence par un affrontement verbal d'une rare agressivité et d'une rare inventivité en termes d'insultes, de propos racistes et de grossièretés. Enfin Aaron est un fin connaisseur de la littérature policière américaine et sème quelques pépites pour ses lecteurs (à commencer par le prénom de son héros qui est un hommage à Dashiell Hammett). Il insère également des références musicales par le biais d'un jukebox (Johnny Cash ou Kris Kristofferson). Aaron et Guéra racontent un récit de genre : un monde d'hommes virils et violents, réglant leurs affaires à coup de poings et d'armes à feu, des durs qui ont l'insulte aussi grossière qu'inventive, et la violence chevillée au corps. Tout est pourri, et chaque confrontation dégénère en bain de sang. de ce fait, la lecture de ce tome est à réserver aux adultes à la fois pour la violence et pour la cruauté qui imprègnent ces pages. le scénariste et le dessinateur se complètent à merveille. L'histoire vous prend par les tripes dès la première page et vous aurez du mal à reposer ce recueil avant la fin. Enfin cette série n'a pas volé son titre puisque vous croiserez les restes d'une personne ayant été scalpée.

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- Casino boogie : épisodes 6 à 11 de la série, parus en 2007.

Dans le premier tome, le lecteur apprenait que le casino "Crazy Horse", projet voulu et réalisé par la volonté de Lincoln Red Crow (chef tribal de la réserve), était à quelques jours d'ouvrir. Chacun des 6 épisodes permet au lecteur de découvrir ce qui s'est passé pendant cette nuit, du point de vue d'un personnage différent à chaque fois. Lincoln Red Crow demande à Dashiell Bad Horse de s'assurer qu'un groupe identifié de contestataires ne sera pas en état de nuire pour le grand soir. de son coté, Red Crow peut savourer son accomplissement : établir une source de revenus licite en plein territoire de la réserve, permettant ainsi de faire des profits sur le dos des joueurs blancs. de son coté Diesel Engine (un blanc, Britt Fillenworth de son vrai nom) a réuni les opposants indiens au casino pour essayer de faire capoter son ouverture. Catcher (Arthur Pendergrass) est à la recherche de Gina Bad Crow et il interroge les personnes susceptibles de savoir où elle se trouve, d'Agnes Poor Bear à Lincoln Red Crow. Dino Poor Bear est un jeune homme employé comme homme de ménage au casino et son rêve est de s'établir loin de la réserve. Gina Bad Horse rend visite à Lawrence Belcourt en prison et revient vers la réserve la nuit de l'ouverture du casino.

Après le premier tome, le lecteur avait acquis la certitude que le personnage principal était Dashiell Bad Horse et qu'il allait suivre son nettoyage brutal et sans fioritures dans la réserve Prairie Rose. Avec ce tome, Jason Aaron choisit une narration ambitieuse qui donne le point de vue de 6 personnages différents qui sont amenés à se croiser de manière plus ou moins brève au cours de cette nuit particulière. le résultat est à couper le souffle, sans donner le tournis. Aaron s'écarte d'une histoire manichéenne où un dur à cuire résout ses problèmes (et ceux des autres) à coup de poings et à coups de feu, pour introduire différents points de vue, mais aussi pour montrer les conséquences des actions des uns et des autres sur leur entourage, et l'imbrication de ces différentes vies entre elles. L'expression "narration chorale" semble ici réductrice. Il ne s'agit pas simplement de mettre en parallèle différentes expériences de vie, ou de montrer plusieurs points de vue. Il s'agit également de raconter comment ces individus interagissent, comment ce qui semble être un événement principal est constitué de l'imbrication de plusieurs actions effectuées par différentes personnes. Aaron réussit un tour de force qui consiste à décortiquer un événement complexe, sans perdre le lecteur, ni être redondant. Les rencontres entre 2 personnages constituent autant de moments communs à 2 épisodes. Il est donc facile de raccrocher les différentes chronologies entre elles, tout en bénéficiant d'un double éclairage sur la scène.

Aaron force le respect par la facilité avec laquelle il construit son intrigue autour de ce riche dispositif narratif totalement maîtrisé. Loin d'être virtuose et stérile, ce dispositif s'efface devant une intrigue haletante et une communauté complexe, un suspense addictif et les découvertes sur les relations entre les personnages, ainsi que les événements de 1975. Aaron continue d'écrire une histoire de genre en en respectant les codes inhérents : polar noir avec baston, sang, violence, langage ordurier, testostérone à gogo, concours de machisme à tendance sadique et masochiste, relations sexuelles animales et sauvages. Derrière ces apparences de débauche criminelle dégénérée, il y a également les agissements de la génération qui a précédé celle de Dashiell Bad Horse. Il y a le thème classique des répercussions des péchés des parents sur leurs enfants, il y a les manigances politiques de Red Horse qui ressemblent fort aux informations des JT... il y a beaucoup de thèmes abordés. Aaron incorpore également la culture des indiens à son récit sur plusieurs plans dont certains inattendus qui fonctionnent cependant bien. Il s'inscrit à ce titre dans la veine des ethno-polars, comme ceux de Tony Hillerman. Il n'oublie pas non plus la référence musicale de circonstance : Merle Haggard.

Il est facile de faire passer les illustrations au second plan, du fait de l'histoire prenante et haletante. Les 6 épisodes de ce tome sont illustrés par R.M. Guéra, comme ceux du tome précédent. le lecteur a donc le plaisir de bénéficier d'une continuité visuelle sur l'ensemble de ces numéros. Il retrouve l'incroyable ambiance poisseuse, brutale et sèche installée dans le premier tome. Guéra respecte lui aussi les codes propres à ce genre de récit : visages mangés par les ombres, silhouette du héros solitaire perdu dans la nature désertique, gueules marquées et antipathiques des individus (avec une mention spéciale pour Lincoln Red Horse, et Catcher au visage asséché et impénétrable), étalement ostentatoire et de mauvais goût de signes extérieurs de richesse, violence graphique explicite, etc. Mais il ne se contente pas d'effectuer des illustrations au diapason du scénario, il enrichit ses cases d'éléments qui augmentent le degré d'immersion. Les tenues vestimentaires évoluent en fonction des circonstances (superbe costume blanc de Red Crow pour la soirée d'ouverture). Les paysages rendent compte de la désolation désertique entourant la réserve Prairie Rose, avec les carcasses de voiture attestant d'un environnement maltraité. L'aménagement du casino "Crazy Horse" exsude le mauvais goût et le toc clinquant dans chaque objet. La carcasse de voiture sur laquelle s'acharne Dino Poor Bear exhale un parfum tenace d'huile et de graisse. Guéra a soigneusement étudié les aménagements de toilettes de bar pour les retranscrire de manière exacte et crédible, avec les dalles de faux-plafond. Chaque personnage dispose d'une morphologie spécifique, d'un visage unique et d'un habillement qui lui est propre. Tous sont crédibles, quelles que soient leurs bizarreries. Guéra sait également adapter son dessin à l'âge de l'individu qu'il représente, apportant des particularités idoines (impossible d'oublier le visage de cet enfant présentant le syndrome d'alcoolisation foetale).

La mise en couleurs assez sombre de Giulia Brusco renforce l'ambiance claustrophobe du récit, soulignant la sensation d'enfermement des individus, incapables d'échapper à la réserve et à leur identité d'indien.

Après un premier tome très brutal et macho centré sur Dashiell Bad Horse, Jason Aaron confirme de manière magistrale que son polar ne se limite pas à une histoire de vengeance axée sur un seul personnage. Il utilise un dispositif narratif délicat à manier de manière gracieuse pour que le lecteur ne perde jamais le fil dans un court laps de temps où beaucoup de personnages se croisent et interagissent dans un ballet complexe. R.M. Guéra poursuit sa définition graphique de la réservation et des personnages avec des partis pris propres aux récits de genre, mais aussi en faisant preuve d'une attention et une inventivité maîtrisée pour les décors, aux vêtements, aux apparences des personnages.
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