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Ahmed la Hyène, lui, était plus sérieux, et plus respectueux des principes de l’Unem que beaucoup de ses camarades soi-disant affiliés aux basistes gauchistes qaidis. Et Rahhal ne comprenait pas pourquoi Aziz le Sloughi s’acharnait à lui chercher noise en le noyant sous un flot de prétendues motions d’ordre chaque fois qu’il prenait la parole. Rahhal appréciait particulièrement les interventions du camarade Ahmed, notamment à cause de la pertinence des faits qu’il rapportait. Ses discours n’étaient pas seulement éloquents et instructifs, ils apportaient toujours quelque chose de nouveau.

. Ce savoir-là ne s’acquiert généralement pas à l’université. Dans le cas de Rahhal, c’était un don divin qui l’incitait depuis l’enfance à chercher dans les visages de ses camarades de classe et de ses voisins de rue l’animal qui s’y cachait. Ainsi dans son esprit et dans son imagination, Rahhal renvoyait-il l’humain à son animalité première, selon son atlas personnel du monde et des créatures qui l’habitent.

La souris, le rat et l’écureuil ont beau appartenir à la même famille, celle des rongeurs, l’écureuil est d’une espèce tout à fait différente. D’un genre supérieur. Sans parler de la queue. Tout le monde sait que celle du rat est fine et longue, alors que l’écureuil s’enorgueillit d’un panache épais et touffu. Toute la différence réside dans le comportement, les mœurs, et le mode de vie, ainsi que dans les aspirations profondes de l’animal, et dans ce qui affecte inconsciemment le comportement de son homologue humain et sa performance au travail et dans la vie. Par exemple, il existe une espèce d’écureuil qui vole.

Rahhal ne démolissait ses adversaires et ses rivaux qu’en rêve. Et ce depuis ses dix ans, depuis son histoire avec Khalid Battout, lequel l’avait torturé trois années durant, et n’avait cessé sa méchante blague que lorsqu’il avait obtenu son certificat d’études primaires et était entré au collège Chaïr el-Hamra, heureusement loin du collège Abdelmoumen où irait Rahhal un an plus tard. Depuis ces jours lointains, il réglait tous ses comptes en rêve. Rendait deux coups pour un. Et toujours avec la même technique. Le même coup de genou fulgurant. Il est vrai qu’en réalité ses genoux se dérobaient sous lui dès qu’il se retrouvait en mauvaise posture, et ses camarades avaient eu plus d’une fois la surprise de le voir tourner de l’œil et s’effondrer en classe, juste parce que le prof l’avait appelé au tableau.

Seulement, la chose ne dépend pas uniquement de la façon de réciter, contrairement à ce qu’il croit. Ni non plus du moment où l’on récite – même si pour moi ce moment est sacré –, mais du travail poétique dans son ensemble. Parce que, chez le poète, l’acte d’écrire insuffle à l’âme et au corps une sensualité dont il ne peut se départir. Quelque chose de plus fort que l’émotion et de plus profond que le vécu, une sorte de folie douce, de désintégration totale, qui affecte la conscience et l’esprit. Voilà pourquoi j’apprécie ta remarque, cher ami, et je loue ton audace…

Rahhal n’était pas critique littéraire et ne prétendait pas l’être. Mais il était diplômé en lettres et littérature arabe classique, et il s’y connaissait en rimes et métaphores. Pour être honnête, il trouvait parfois aux poèmes de Wafiq une certaine virtuosité : quelques analogies réussies d’une strophe à l’autre, quelques belles images, des réflexions qui ne manquaient pas de piquant… Mais quand le zigue se mettait à déclamer de cette manière lascive qui ravissait les filles, Rahhal avait l’impression de voir se déhancher une stripteaseuse. C’était d’ailleurs pour ça qu’il pensait toujours à lui comme à une pute. Pourtant quand Wafiq se tut, il ne put s’empêcher d’applaudir. Certes pas aussi chaleureusement que ses admiratrices, mais poliment. Avec réserve, par prudence, et seulement pour se plier à la loi du plus fort.

Khalid Battout par exemple le harcelait sans cesse à l’école. Comme ça, sans raison évidente. Ils n’étaient ni copains ni voisins, et ils ne se disputaient même pas les faveurs d’une de leurs camarades de classe, puisque Rahhal se tenait naturellement, ou peut-être instinctivement, le plus possible à l’écart des filles. D’ailleurs on ne lui connaissait pas d’amis dans sa section, ni même dans tout l’établissement. Un jour, Rahhal était passé devant Khalid qui fanfaronnait avec ses copains. Voilà tout. Celui-ci l’avait intercepté, et lui avait brusquement demandé d’une voix doucereuse, en mimant les montreurs de singes de Jemaa el-Fna, d’imiter la démarche du directeur. Rahhal, d’abord estomaqué, était reparti honteux, tandis que Khalid le poursuivait d’un doigt accusateur en ricanant : “J’vous l’avais bien dit, n’est-ce pas ?” Et ses camarades de s’esclaffer.

N’est profond, n’est véritable que ce que l’on cache.
D’où la force des sentiments vils.


Emil Cioran

Les gens vivront des années frauduleuses où l’on croir a celui qui ment et on ne croira pas celui qui ne ment pas. On fera confiance aux traîtres et on se méfiera des gens honnêtes, et ce sera le rouwaybida qui parlera. On lui demanda : Qu’est-ce qu’un rouwaybida, ô messager de Dieu ? Un sot qui se prononce sur tout , au nom de tous.