AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de AMR_La_Pirate


Tout d'abord, je remercie Abram Almeida qui m'a confié son roman, La Gueule de leur monde, pour lecture et avis…
Il aborde dans ce livre la question des migrants, présentant son héros, un jeune africain diplômé au chômage, comme un « Candide des temps modernes » qui, « avec trois compagnons de route aussi touchants que comiques, […] arpente les sentiers de la migration sans se soucier de ses dangers ». le point de départ de ce livre est donc une migration économique et volontaire ; le héros ne fuit pas pour sa sécurité mais pour donner un sens à sa vie. Mais son parcours va prendre une couleur universelle et exemplaire…
C'est un sujet très actuel, très polémique et très intéressant… le titre interroge : de quel monde est-il question : celui que l'on quitte, celui que l'on traverse, celui où l'on espère arriver ?

Dès les premières pages, le narrateur retranscrit avec brio les propos vindicatifs mais éclairés d'un dialogue à bâtons rompus et nous livre ainsi une vision de l'Histoire de l'Afrique, à la fois réaliste et démystifiée, puis il donne à lire son propre constat sur la situation de son pays, le Burkina Faso, dans un long monologue particulièrement virulent. le chassé-croisé des points de vue entre un vieil homme et le jeune diplômé à la recherche d'un emploi pose le décor d'une Afrique tiraillée entre ses colonisateurs passés et la nouvelle donne politique et économique de la mondialisation et de la situation internationale après le 11 septembre 2001.
Puis, l'ambiance devient celle d'un roman d'aventure dès que le voyage commence et que les péripéties s'enchainent. le récit s'apparente vite à un roman d'apprentissage, fait de rencontres, bonnes ou mauvaises, d'épreuves à surmonter et de récits enchâssés qui rendent compte de la diversité des parcours migratoires : le voyage solitaire vers l'Europe devient une expédition plurielle au fur et à mesure que d'autres personnages cabossés s'unissent au personnage principal, formant un quatuor improbable et mettant en commun les galères et les bonnes fortunes.
Abram Almeida fait référence à des évènements qui servent de jalons à son récit, notamment dans les pays arabes traversés. J'avoue avoir fait quelques recherches pour m'y retrouver, avoir ressorti mon atlas pour mieux comprendre cet improbable voyage marqués par le déni des droits humains les plus fondamentaux, par l'exploitation, la servitude, les viols et tortures, la mort…
Malgré le tragique des situations décrites, l'auteur évite le pathos délibéré, choisissant une forme d'humour et de dérision, passant sous silence certaines péripéties : « mieux vaut ne pas en parler » … ; parfois, il choisit un ton factuel : « il l'a gentiment descendu… d'une rafale de Kalachnikov », « les femmes, ici comme ailleurs, en tant de paix comme en temps de guerre, c'étaient celles qui morflaient le plus » … ; ou bien, au contraire, aucun détail ne nous est épargné, mais dans un style neutre et distancié.
Abram Almeida fait souvent le procès des réseaux sociaux considéré par le narrateur comme « une apocalypse en gestation » et d'Internet en général, qualifié de « peste moderne » : « les réseaux sociaux, c'était ce que l'homme avait inventé qui se rapprochait le plus du Verbe : lorsqu'Il décide une chose, Il dit seulement : “Sois”, et elle est ». Bientôt on aurait ceci à la place :  lorsqu'ils décident une chose, ils écrivent seulement : “Hashtag”, et elle est ».


Immédiatement, j'ai été frappée par la tonalité de l'écriture à la première personne : un mélange de familiarité, d'oralité et de langage soutenu. On sent immédiatement que le récit sera intime, rendra compte d'un point de vue individuel…
Abram Almeida a une plume fluide et imagée, riche en métaphores à la fois drôles et très parlantes : « les deux jours passèrent comme une vieille tortue unijambiste… lentement », « partie de foot » à la frontière entre le Maroc et l'Algérie quand il s'agit pour les gardes de chaque pays de refouler les migrants, « les hommes s'étaient donc partagé notre bonne vieille planète comme s'il s'agissait d'une pizza napolitaine »…
Sa manière de placer certaines références littéraires ou cinématographiques m'a fait sourire car c'est assez savoureux (Le Mordor de Tolkien, Game of Thrones, l'apostrophe à Frantz Fanon, sa manière de paraphraser Céline…).
Le récit est bien structuré, à la fois prenant et didactique, réaliste et étayé, toujours vivant et addictif.
Juste un petit bémol : j'ai relevé quelques coquilles dans la version numérique que l'auteur m'a envoyée (qui ont peut-être été corrigées depuis) et je pense que les passages en anglais devraient être traduits en notes de bas de page (même si je les ai compris sans peine) …
Le dénouement n'est pas une fin en soi car imaginer tout le voyage, du Burkina Faso jusqu'en Europe, aurait sans doute été trop long et Abram Almeida a su choisir le bon format. Je ne dirai rien de l'endroit où la fin, qui n'est est pas une, laisse le héros de ce livre : elle est assez exemplaire et parlante pour nous interroger.
Il faut reconnaître un certain mérite à ce roman, celui de mettre un visage, une personne sur l'identité collective et déshumanisée des migrants. La fiction interroge sur le parcours de tous ces anonymes qui font le choix d'entreprendre un tel voyage, voyage vers la mort « sous toutes ses formes. Les noyés, les morts de faim, les morts de soif, les mutilés, les torturés, les tués… sans aucune forme de procès, sans sommation…. Triste humanité », quand on sait que même s'ils y échappent, ils ne seront pas les bienvenus en Europe.

Personnellement, j'avoue un intérêt certain pour les romans qui placent l'Histoire au creux de la vie quotidienne des anonymes, qui revisitent des évènements importants à la lumière de destins individuels. C'est une écriture qui demande un important travail de recherche et de documentation en amont.
Et j'aime assez quand les auteurs revisitent avec modernité et originalité les stéréotypes et les genres littéraires. Je me suis intéressée à la littérature postcoloniale et à la négritude et je retrouve, sous la plume d'Abram Almeida des problématiques identitaires connues.
Vous l'aurez compris, La Gueule de leur monde m'a à la fois touchée et intéressée.
Un roman dont je vous recommande la lecture.
Commenter  J’apprécie          152



Ont apprécié cette critique (12)voir plus




{* *}