Le conte de ma vie

Un des aspects de ma personnalité était alors ma propension à railler ce qu'il y avait de meilleur en moi, le sentiment, et à placer la raison au-dessus de tout. Ceci était contraire à ma nature, mais il se produisait en moi une sorte de réaction contre l'oppression que j'avais subie. Pourtant, je pouvais être triste tout un jour, me sentir horriblement malheureux lorsque j'avais rencontré un visage maussade où j'aurais désiré voir un sourire.

La vieille prophétie qu'un jour viendrait où Odense s'illuminerait pour le garçon pauvre s'est donc accomplie. Andersen écrit dans son journal :"Enfin arriva le 6 décembre, le grand jour, la plus belle fête de ma vie. Impossible pour moi de dormir, tellement j'étais ému. J'avais mal aux dents et des douleurs dans la poitrine, c'était comme si on voulait me rappeler : Dans toute ta gloire, tu es une nature corruptible, un ver dans la poussière."

Un jour, sur la tombe d'Oehlenschläger, on voulut remplacer par des couronnes fraîches celles qui étaient fanées, et dans l'une un oiseau chanteur avait fait son nid.
Je me trouvais au moment de Noël à Bregentved. Près de l'obélisque, une couche légère de neige avait recouvert les pierres. Machinalement, j'y traçai avec ma canne :
"L'immortalité est comme cette neige : demain, il n'en restera rien." Le dégel survint, puis le froid reprit. Quelques jours après, passant par là, je vis que de l'inscription subsistait seulement le mot : Immortalité. Je fus vivement frappé par cette coïncidence et je m'écriai : "Mon Dieu, mon Dieu, je n'ai jamais douté !"

Dans notre coeur il y a des coins mystérieux où nul, même nos plus chers amis, ne saurait pénétrer. Souvent, chez le poète, des accents profonds montent de ces jardins secrets. On ne pourrait dire s'ils sont réalité ou poésie.

Quand on ne veut nuire à personne, il est bien malaisé à un être sensible de dire comment et de combien de traits il fut blessé. Au cours de ce livre, j'en ai senti la difficulté. C'est pourquoi j'ai écarté bien des sujets de plaine ; cependant, si j'y ai laissé tomber quelques gouttes d'amertume, ces feuilles sont destinées à mettre en relief telle ou telle partie de mon oeuvre et à la situer.

J'achetai un billet pour aller au poulailler entendre l'opéra Paul et Virginie. La séparation des amoureux m'émut au point que je fondis en larmes. Quelques braves femmes assises à côté de moi me consolèrent de leur mieux : "Toux ça, c'est du théâtre !" L'une d'elles me donna même une tranche de pain beurré garni de saucisse. Mis en confiance par tant d'amabilité, j'avouai que je pleurais moins pour Paul et Virginie que sur moi, que je considérais le théâtre comme ma Virginie et que s'il me fallait en être séparé, je serais aussi malheureux que Paul. Personne n'eut l'air de comprendre. Je racontai alors pourquoi j'étais venu à Copenhague où j'étais tout seul, et ma voisine me redonna une tartine, des fruits et des gâteaux.

Le grand critique Georg Brandès a dit : "Ce n'est pas du danois, c'est beaucoup plus, c'est de l'Andersen"? J'ai tenu dans ma traduction à garder autant que possible ce ton naïf, plein de charme et de poésie, qui fait du Conte de ma vie le plus riche et le plus vivant des contes d'Andersen.

Cécilie Lund