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Critique de laurent34dan


Quand, il y a dix ans, L'espèce humaine a paru , nous ne savions pas qu'il serait l'un des livres importants do l'après-guerre. Sur les camps de concentration, les témoignages qui se succédaient décrivaient la même monotone horreur, et nous laissaient hébétés d'indignation. le pourquoi et le comment de l'institution nous échappaient, jusqu'à ce que David Roussel proposât une explication sociologique dont les conséquences furent curieuses : en intégrant le phénomène « concentrationnaire » dans une histoire, une société, une politique, en rendant en somme l'horreur « compréhensible », elle nous détachait, à notre grand soulagement, de cette horreur, tandis qu'elle frappait de caducité tous les témoignages à venir qui ne se voudraient que témoignages, ils ne nous apparaîtraient plus que comme des variations individuelles sur le même insupportable thème.

Dix ans après

L'ouvrage de Robert Antelme n'était, en apparence, qu'un de ces témoignages de plus et qui n'avait pas le mérite de révéler des faits ignorés. Après la fresque à la Brueghel de David Rousset, nous étions modestement conviés à écouter la simple histoire d'un déporté (« je rapporte ici ce que j'ai vécu ») qui s'excusait à l'avance de ne pouvoir renchérir dans la peinture d'un certain pittoresque. Gandersheim était un petit camp : 500 prisonniers : « l'horreur n'y est pas gigantesque. Il n'y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire... » L'auteur ne proposait pas non plus d'explication nouvelle : implicitement, il se ralliait à l'analyse de Rousset. Il accumulait en somme contre lui les raisons que nous pouvions avoir à l'époque de ne pas trop prendre garde à ce qu'il avait à dire. D'où vient que dix ans après, dans une forme à peine retouchée et avec sa préface de 1947, L'espèce humaine s'impose comme un grand livre sur les camps, comme un grand livre, tout court ?

D'abord il bénéficie du recul apporté par les années. A propos des camps, nous ne sommes plus, hélas ! dans la stupeur. L'expérience, même pour ceux qui ne l'ont pas vécue, est devenue notre expérience, individuelle et collective, l'expérience d'une société tout entière. Elle fait partie d'une Histoire qui continue, comme l'institution elle-même continue de vivre, d'une vie torpide, dans les entrailles de nos sociétés, et se profile à l'horizon des possibles au même titre que la bombe atomique, la prochaine guerre ou la destruction en masse du genre humain. Elle est l'une des catégories admises de l'horrible. Elle nous colle à l'âme et à la peau. Elle est venue s'ajouter à toutes nos maladies chroniques. En 1917, ou pouvait croire qu'Antelme nous parlait du passé, d'un certain passé historicisé et, par là, inoffensif. En 1957 nous savons que nos vies peuvent relever un jour ou l'autre des traits permanents de sa peinture.

Et ce qui nous importe aujourd'hui, ce n'est plus l'explication sociologique du phénomène, nous l'avons comprise une fois pour toutes ; ce ne sont même pas les aspects divers que revêt ce phénomène selon les sociétés étudiées : fascisme, stalinisme, démocratie colonialiste ; c'est le phénomène lui-même, débarrassé de ses appendices historiques et sociologiques, extrait des catégories où on l'a rangé afin de le rendre explicable, réduit, puisqu'il s'agit d'une entreprise humaine, aux hommes qui la font marcher, et à ceux qu'elle broie, en sachant qu'aucun de ces hommes, bourreau ou victime, ne nous est fondamentalement étranger, et qu'avec lui nous pourrions au besoin nous identifier. C'est à ce niveau, auquel la littérature seule peut atteindre, et qui ne saurait être celui de la simple description que git l'explication fondamentale. Tout le reste, qui peut être infiniment intéressant, nous en distrait et se borne à nous occuper l'esprit, à reculer le moment de la mise en question.

L'horreur transformée en conscience

C'est alors qu'éclatent les mérites d'Antelme. Il ne raconte pas des soutenir ; il ne se livre pas à une reconstitution historique, et il ne se borne pas non plus à décrire ce qu'il a sous les yeux, comme Fabrice à Waterloo. Ce qu'il montre c'est le déporté Robert Antelme soumis à la faim, au froid, aux coups, à l'épuisement moral et physique, objet pitoyable dont la course est commandée par des volontés étrangères, des événements qui échappent à sa portée, des rencontres fortuites de circonstances (on sait que la vie et la mort tiennent à ce fortuit), tandis qu'un second personnage, qui ressemble au premier comme un frère, figure le sujet qui réfléchit l'événement et la vit en conscience. Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'un dédoublement, mais plutôt d'une dialectique, d'un « distancement » au sens où l'entendait Brecht. Nous nous trouvons transportés par suite bien au-delà d'une description ou d'un récit qui, si horribles qu'ils soient, ne nous toucheraient que par ricochet. Ce qui nous tire des larmes d'apitoiement ou d'admiration c'est l'horreur vécue on tant qu'horreur et transformée sur-le-champ en expérience, en faits de conscience. Notre conscience s'identifie à celle qui nous est montrée, et il se pourrait, à la fin du compte, que ce soit sur nous-même que nous nous apitoyions.

Par cette démarche, qui découvre le secret essentiel de la littérature, Robert Antelme satisfait en outre son propos, qui est de révéler la nature du phénomène concentrationnaire. de celui-ci, encore une fois, on a donné maintes explications : sociologique, économique, politique, voire religieuse, aux dépens d'une évidence précisément tue parce qu'elle crève les yeux. Entreprise d'extermination physique, d'exploitation de l'animal humain considéré comme un certain cubage de chair, d'or, de cheveux, de dents aurifiées, société totalitaire férocement hiérarchisée avec, en haut, un pouvoir absolu, en bas une obéissance fondée sur la terreur et l'abjection, et à tous les degrés intermédiaires, un mélange de corruption et de lâcheté, lieu de souffrance, et d'agonie où, pour les chrétiens, se renouvelait la passion du Christ et sa rédemption, le camp était tout cela sans doute et bien davantage : le lieu où l'humanité était conviée à se contester elle-même et en tant que telle sous ses aspects fondamentaux d'espèce biologique et de produit historique.

Contester l'homme dans son humanité

Le SS partage avec le déporté l'appartenance à une espèce et à une histoire communes, c'est là que pour lui réside le scandale. Non, semble-t-il, parce qu'il se considère comme un échantillon supérieur d'humanité ou comme le produit le plus récent de l'histoire, mais parce qu'il entend nier toute dépendance à l'égard de l'espèce et de l'histoire. Sa fureur n'est pas uniquement nihiliste. Par l'eugénisme, la stérilisation, le génocide, le racisme biologique il entend se substituer à la nature, comme par l'établissement d'un Reich millénaire il nourrit la folle conviction d'arrêter l'histoire. A cette double revendication il faut des preuves concrètes, matérielles. Ce n'est pas l'extermination physique de ses ennemis (bien qu'il y recoure à l'occasion) qui peut lui fournir ces preuves, mais le consentement donné par eux et à tous les instants que l'humanité et l'histoire sont des billevesées. « Alle Scheisse » (vous êtes tous de la merde) n'est que la constatation par le SS que, grâce à lui, les hommes des camps ont régressé au stade animal d'une recherche unique et forcenée de la satisfaction des besoins élémentaires, tandis que la société concentrationnaire, fondée sur la terreur et la corruption, annihile d'un seul coup toutes les superstructures (morale, droit, justice) lentement édifiées au cours des siècles. le SS forge même un nouveau type d'homme, mi-SS, mi-déporté : le kapo, détenu par nature et fonctionnant en SS.

Apparemment, le SS a gagné sur les deux tableaux ; en fait, il a perdu toute sa mise. Ce qu'il ne pouvait pas prévoir, pas plus qu'aucun des déportés, et qui constitue pour Robert Antelme une révélation durement acquise, c'est que « la mise en question de la qualité d'homme provoque une revendication presque biologique d'appartenance à l'espèce humaine ». Ni métaphysique, ni morale, cette revendication possède les caractères de simplicité et d'urgence d'un absolu : survivre, c'est-à-dire continuer de vivre dans son corps, mais surtout dans sa conscience en restant solidaire de l'humanité et de l'histoire.

Survivre, c'est vaincre

L'ouvrage d'Antelme est le récit au jour le jour, dans la soumission à l'abjection et sous la menace perpétuelle de la mort (qui constitue souvent la fuite désirée, l'issue reposante ( ??? situation insupportable), de cet ??? surhumain pour préserver, face au SS qui la nie, cette permanence de l'homme. le mot héroïsme est faible pour caractériser cette attitude, de même que sont sans objet, pour rendre compte de la vie quotidienne des camps, les références aux vieux couples maître-esclave ou bourreau-victime. Il s'en faudrait de presque rien pour que ces squelettes traqués, renversés par un souffle d'air, passent le seuil de la mutation biologique. En s'accrochant de toutes les pauvres forces qui leur restent à leur passé et à ce qui en demeure dans leur mémoire, aux raisons qui les ont fait tomber dans la trappe, aux sentiments élémentaires qu'a suscités en eux, comme une seconde nature, la vie en groupe des hommes civilisés, (solidarité, respect mutuel, amitié) et en maintenant en eux la conscience de leur état, ils frustrent le SS de sa victoire escomptée, bien plus : ils se prennent à le plaindre.

L'espoir

Ce livre admirable possède quelques autres vertus fort utiles à cultiver aujourd'hui, quand nous voyons faiblir ou même s'écrouler les résistances aux forces déchaînées qui ont mené en d'autres temps à l'institution des camps. Au sein de la totale impuissance, dans la dépossession du droit de vivre et de mourir, face à la négation rageuse de la qualité d'homme, nous savons désormais qu'il existe au-dedans de chacun de nous un noyau irréductible, affirmation ou refus essentiels, à partir duquel il est indéfiniment possible de bâtir un lendemain. Cultivons cet espoir. Resserrons-nous autour de lui. Grâce à Antelme et à ses camarades, nous avons l'assurance qu'il ne faillira pas.
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