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Chroniquer une telle oeuvre, quelle gageure...
Si j'ai osé mettre une note, c'est pour saluer l'écriture de ce texte. Écriture qu' Edgar Morin, ami de Robert Antelme, décrit bien mieux que je ne saurai le faire...
" L'Espèce humaine a un caractère unique, inouï. C'est un chef-d'oeuvre de littérature débarrassé de toute littérature, c'est un document où les mots disent toute la richesse de l'expérience vécue. C'est une oeuvre dont la pure simplicité procède du sentiment profond de la complexité humaine, car Antelme n'a jamais perdu la conscience que le bourreau qui veut retirer la qualité d'homme à sa victime est lui-même un être humain. C'est une oeuvre sans haine, d'infinie compassion comme seuls les ressentent les grands Russes."

Quant au fond, au sens de ces mots, aux images qu'ils donnent à voir, qu'en dire? Tout est dans le titre: l'Espèce humaine. Il me faut tenter une approche éthologique pour esquisser une résolution à l'énigme posée par Robert Antelme. Quelles spécificités derrière cette expression pour qualifier l'humanité ?

Le visage? La figure? Non. Là bas, les visages étaient gommés, poncés, détruits par la faim, les coups, la peur. Tous gris, crânes identiques et tondus, mêmes yeux caves et enfoncés jusqu'au ventre, le nez vainqueur d'une surface plate faite de peau et d'os.

Le rire? S'il survenait parfois, c'était au détriment de joues creuses, d'une mâchoire tombante, d'une langue épuisée de soif. Rire était un exploit, une pirouette, un artifice, un théâtre. Il ne nous dit rien de l'Homme.

Le libre arbitre? Même pas. La faim est plus forte que le choix de vivre ou de mourir, elle emporte dignité et philosophie dans des torrents de "chiasse" que les tripes expulsent .

La spiritualité ? Effacée, balayée par l'obstination à vivre qui obère l'idée même d'un paradis pour les croyants ou d'une quelconque transcendance pour les autres.

Ecrit en 1947, deux petites années après le retour de Buchenwald et de Dachau, ce livre est à la fois d'une beauté insoutenable et d'une lucidité démoniaque. Il dépucèle les plus naïfs, il balaie d'un revers de larmes les illusions d'une supériorité sur le Mal. Ce dernier est insondable, abyssal, indestructible. Mais ce texte prouve aussi que l'Homme dans son infinie petitesse, peut se relever et tenter de circonscrire ce lieu, ce temps où une partie de l'humanité a voulu en déchoir une autre. En ce sens, il nous raconte une victoire éclatante.
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Parmi les quelques livres que j'ai pu lire sur ce sujet si sensible, L'Espèce Humaine a été pour moi le témoignage le plus fort.... Antelme réussi, à l'intérieur même du camp, à transfigurer l'horreur du réel. Sa lucidité l'amène à constater que le bourreau, le SS, est, tout comme le déporté, à l'intérieur des barbelés. Aussi, l'art, ici le théâtre, a la capacité de rendre plus fort, et d'affronter ce qui reste de la vie.... L'homme tient debout, dans la plus grande nudité et dans la plus grande douleur....telle est la force de ce témoignage monumental et époustouflant.... venant du communiste le grand Robert Antelme.
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Je commence à avoir lu pas mal de récits de retours de camps (en français). Mais celui-ci se classe un peu à part. Déjà, parce que Robert Antelme ne passe pas sa déportation dans un camp, mais dans un Kommando (groupe de travail) dépendant d'une usine (des déportés esclavagisés par l'industrie guerrière nazie). Ce Kommando vient de Buchenwald mais celui-ci, le lecteur ne saura rien (ou si peu). Et cela à son importance : ici, ce sont les détenus de droit commun qui dirigent et font régner la loi parmi les déportés et non pas les politiques (communistes, résistants, objecteurs d conscience) et cela change toute la dynamique. Pas ou peu de solidarité, d'entraide, pas de nouvelles de l'extérieur, de réseau qui évite le travail forcé... L'avilissement dans toute sa hideur. Et cet avilissement, Antelme le décrit très bien, notamment par les changements corporels ; je crois n'avoir jamais lu autant sur le corps des détenus et notamment sur leurs jambes ; sans miroir, les seuls descriptions de visages sont celles des autres. Il est bien conscient que le visage des autres, c'est aussi le sien...
Ce qui est remarquable aussi, c'est la distanciation qu'il est capable de faire si peu de temps après être rentré de déportation et s'être remis physiquement. Il a été capable d'analyser son vécu, le fonctionnement du camp et la psyché de ceux qui les gardaient, SS et Kapos.
Alors, oui ce n'était pas facile de rentrer dans l'écriture, plus que pour d'autres textes sur le même sujet. On sait que les événements racontés vont être répugnants, abjects et inimaginables pour nous, mais au-dela de cela, si l'on s'accroche, c'est presque une réflexion sur la place de chacun, sur les limites de la déshumanisation et de la place du vainqueur dans l'avilissement programmé : SS et déportés appartiennent tous les 2 à la même espèce humaine, où chacun est le reflet de l'autre. Les SS le nient, le déporté le leur jette à la figure...
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Remarquable. Robert Antelme nous raconte son expérience des camps dans les moindres détails et dans l'ordre chronologique. Il n'omet rien de ce que ce qu'il a vécu et que sa mémoire a retenu (livre paru en 1947).

Jamais, il ne se met en avant. Ce parcours, c'est le sien et celui des «copains ». Ceux qui sont logés à la même enseigne sont des « copains ». Les autres sont les kapos, les chefs de block, le cuisto, le médecin… Ceux-là ont fait le choix de passer de l'autre côté.

Robert Antelme analyse, décortique, comprend la machine à broyer.
De toute la force de son intelligence, de toute la force de son désir de transmettre, il nous l'explique. C'est psychologiquement et humainement remarquable.

Il se trouvait dans un camp satellite de Buchenwald, travaillait dans une usine fabriquant des carlingues d'avions. Puis les alliés progressent, ils sont alors emmenés par les Allemands en déroute. Finalement emmenés à Dachau. Et enfin libérés par les Américains.

Une langue, un style magnifique, de la poésie souvent. Un témoignage inoubliable. Mais il faut être prêt à le lire.
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Quand, il y a dix ans, L'espèce humaine a paru , nous ne savions pas qu'il serait l'un des livres importants do l'après-guerre. Sur les camps de concentration, les témoignages qui se succédaient décrivaient la même monotone horreur, et nous laissaient hébétés d'indignation. le pourquoi et le comment de l'institution nous échappaient, jusqu'à ce que David Roussel proposât une explication sociologique dont les conséquences furent curieuses : en intégrant le phénomène « concentrationnaire » dans une histoire, une société, une politique, en rendant en somme l'horreur « compréhensible », elle nous détachait, à notre grand soulagement, de cette horreur, tandis qu'elle frappait de caducité tous les témoignages à venir qui ne se voudraient que témoignages, ils ne nous apparaîtraient plus que comme des variations individuelles sur le même insupportable thème.

Dix ans après

L'ouvrage de Robert Antelme n'était, en apparence, qu'un de ces témoignages de plus et qui n'avait pas le mérite de révéler des faits ignorés. Après la fresque à la Brueghel de David Rousset, nous étions modestement conviés à écouter la simple histoire d'un déporté (« je rapporte ici ce que j'ai vécu ») qui s'excusait à l'avance de ne pouvoir renchérir dans la peinture d'un certain pittoresque. Gandersheim était un petit camp : 500 prisonniers : « l'horreur n'y est pas gigantesque. Il n'y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire... » L'auteur ne proposait pas non plus d'explication nouvelle : implicitement, il se ralliait à l'analyse de Rousset. Il accumulait en somme contre lui les raisons que nous pouvions avoir à l'époque de ne pas trop prendre garde à ce qu'il avait à dire. D'où vient que dix ans après, dans une forme à peine retouchée et avec sa préface de 1947, L'espèce humaine s'impose comme un grand livre sur les camps, comme un grand livre, tout court ?

D'abord il bénéficie du recul apporté par les années. A propos des camps, nous ne sommes plus, hélas ! dans la stupeur. L'expérience, même pour ceux qui ne l'ont pas vécue, est devenue notre expérience, individuelle et collective, l'expérience d'une société tout entière. Elle fait partie d'une Histoire qui continue, comme l'institution elle-même continue de vivre, d'une vie torpide, dans les entrailles de nos sociétés, et se profile à l'horizon des possibles au même titre que la bombe atomique, la prochaine guerre ou la destruction en masse du genre humain. Elle est l'une des catégories admises de l'horrible. Elle nous colle à l'âme et à la peau. Elle est venue s'ajouter à toutes nos maladies chroniques. En 1917, ou pouvait croire qu'Antelme nous parlait du passé, d'un certain passé historicisé et, par là, inoffensif. En 1957 nous savons que nos vies peuvent relever un jour ou l'autre des traits permanents de sa peinture.

Et ce qui nous importe aujourd'hui, ce n'est plus l'explication sociologique du phénomène, nous l'avons comprise une fois pour toutes ; ce ne sont même pas les aspects divers que revêt ce phénomène selon les sociétés étudiées : fascisme, stalinisme, démocratie colonialiste ; c'est le phénomène lui-même, débarrassé de ses appendices historiques et sociologiques, extrait des catégories où on l'a rangé afin de le rendre explicable, réduit, puisqu'il s'agit d'une entreprise humaine, aux hommes qui la font marcher, et à ceux qu'elle broie, en sachant qu'aucun de ces hommes, bourreau ou victime, ne nous est fondamentalement étranger, et qu'avec lui nous pourrions au besoin nous identifier. C'est à ce niveau, auquel la littérature seule peut atteindre, et qui ne saurait être celui de la simple description que git l'explication fondamentale. Tout le reste, qui peut être infiniment intéressant, nous en distrait et se borne à nous occuper l'esprit, à reculer le moment de la mise en question.

L'horreur transformée en conscience

C'est alors qu'éclatent les mérites d'Antelme. Il ne raconte pas des soutenir ; il ne se livre pas à une reconstitution historique, et il ne se borne pas non plus à décrire ce qu'il a sous les yeux, comme Fabrice à Waterloo. Ce qu'il montre c'est le déporté Robert Antelme soumis à la faim, au froid, aux coups, à l'épuisement moral et physique, objet pitoyable dont la course est commandée par des volontés étrangères, des événements qui échappent à sa portée, des rencontres fortuites de circonstances (on sait que la vie et la mort tiennent à ce fortuit), tandis qu'un second personnage, qui ressemble au premier comme un frère, figure le sujet qui réfléchit l'événement et la vit en conscience. Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'un dédoublement, mais plutôt d'une dialectique, d'un « distancement » au sens où l'entendait Brecht. Nous nous trouvons transportés par suite bien au-delà d'une description ou d'un récit qui, si horribles qu'ils soient, ne nous toucheraient que par ricochet. Ce qui nous tire des larmes d'apitoiement ou d'admiration c'est l'horreur vécue on tant qu'horreur et transformée sur-le-champ en expérience, en faits de conscience. Notre conscience s'identifie à celle qui nous est montrée, et il se pourrait, à la fin du compte, que ce soit sur nous-même que nous nous apitoyions.

Par cette démarche, qui découvre le secret essentiel de la littérature, Robert Antelme satisfait en outre son propos, qui est de révéler la nature du phénomène concentrationnaire. de celui-ci, encore une fois, on a donné maintes explications : sociologique, économique, politique, voire religieuse, aux dépens d'une évidence précisément tue parce qu'elle crève les yeux. Entreprise d'extermination physique, d'exploitation de l'animal humain considéré comme un certain cubage de chair, d'or, de cheveux, de dents aurifiées, société totalitaire férocement hiérarchisée avec, en haut, un pouvoir absolu, en bas une obéissance fondée sur la terreur et l'abjection, et à tous les degrés intermédiaires, un mélange de corruption et de lâcheté, lieu de souffrance, et d'agonie où, pour les chrétiens, se renouvelait la passion du Christ et sa rédemption, le camp était tout cela sans doute et bien davantage : le lieu où l'humanité était conviée à se contester elle-même et en tant que telle sous ses aspects fondamentaux d'espèce biologique et de produit historique.

Contester l'homme dans son humanité

Le SS partage avec le déporté l'appartenance à une espèce et à une histoire communes, c'est là que pour lui réside le scandale. Non, semble-t-il, parce qu'il se considère comme un échantillon supérieur d'humanité ou comme le produit le plus récent de l'histoire, mais parce qu'il entend nier toute dépendance à l'égard de l'espèce et de l'histoire. Sa fureur n'est pas uniquement nihiliste. Par l'eugénisme, la stérilisation, le génocide, le racisme biologique il entend se substituer à la nature, comme par l'établissement d'un Reich millénaire il nourrit la folle conviction d'arrêter l'histoire. A cette double revendication il faut des preuves concrètes, matérielles. Ce n'est pas l'extermination physique de ses ennemis (bien qu'il y recoure à l'occasion) qui peut lui fournir ces preuves, mais le consentement donné par eux et à tous les instants que l'humanité et l'histoire sont des billevesées. « Alle Scheisse » (vous êtes tous de la merde) n'est que la constatation par le SS que, grâce à lui, les hommes des camps ont régressé au stade animal d'une recherche unique et forcenée de la satisfaction des besoins élémentaires, tandis que la société concentrationnaire, fondée sur la terreur et la corruption, annihile d'un seul coup toutes les superstructures (morale, droit, justice) lentement édifiées au cours des siècles. le SS forge même un nouveau type d'homme, mi-SS, mi-déporté : le kapo, détenu par nature et fonctionnant en SS.

Apparemment, le SS a gagné sur les deux tableaux ; en fait, il a perdu toute sa mise. Ce qu'il ne pouvait pas prévoir, pas plus qu'aucun des déportés, et qui constitue pour Robert Antelme une révélation durement acquise, c'est que « la mise en question de la qualité d'homme provoque une revendication presque biologique d'appartenance à l'espèce humaine ». Ni métaphysique, ni morale, cette revendication possède les caractères de simplicité et d'urgence d'un absolu : survivre, c'est-à-dire continuer de vivre dans son corps, mais surtout dans sa conscience en restant solidaire de l'humanité et de l'histoire.

Survivre, c'est vaincre

L'ouvrage d'Antelme est le récit au jour le jour, dans la soumission à l'abjection et sous la menace perpétuelle de la mort (qui constitue souvent la fuite désirée, l'issue reposante ( ??? situation insupportable), de cet ??? surhumain pour préserver, face au SS qui la nie, cette permanence de l'homme. le mot héroïsme est faible pour caractériser cette attitude, de même que sont sans objet, pour rendre compte de la vie quotidienne des camps, les références aux vieux couples maître-esclave ou bourreau-victime. Il s'en faudrait de presque rien pour que ces squelettes traqués, renversés par un souffle d'air, passent le seuil de la mutation biologique. En s'accrochant de toutes les pauvres forces qui leur restent à leur passé et à ce qui en demeure dans leur mémoire, aux raisons qui les ont fait tomber dans la trappe, aux sentiments élémentaires qu'a suscités en eux, comme une seconde nature, la vie en groupe des hommes civilisés, (solidarité, respect mutuel, amitié) et en maintenant en eux la conscience de leur état, ils frustrent le SS de sa victoire escomptée, bien plus : ils se prennent à le plaindre.

L'espoir

Ce livre admirable possède quelques autres vertus fort utiles à cultiver aujourd'hui, quand nous voyons faiblir ou même s'écrouler les résistances aux forces déchaînées qui ont mené en d'autres temps à l'institution des camps. Au sein de la totale impuissance, dans la dépossession du droit de vivre et de mourir, face à la négation rageuse de la qualité d'homme, nous savons désormais qu'il existe au-dedans de chacun de nous un noyau irréductible, affirmation ou refus essentiels, à partir duquel il est indéfiniment possible de bâtir un lendemain. Cultivons cet espoir. Resserrons-nous autour de lui. Grâce à Antelme et à ses camarades, nous avons l'assurance qu'il ne faillira pas.
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Ouvrage remarquable et précieux qui est plus qu'un témoignage sur la vie dans un camp de concentration.
R. Antelme livre une analyse sur l'être humain et la vie.
A lire et relire.
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Sans doute le plus grand livre avec "Si c'est un homme" sur la question des camps. Robert Antelme livre un récit et une analyse formidablement bien écrits sur des questions touchant l'essence même de l'humain. Un exceptionnel livre !
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L'espèce humaine de Robert Antelme

Par son réalisme, Antelme fait des nous des prisonniers qui assistent impuissants à cette violence atroce, insupportable à laquelle des êtres humains se trouvent confrontés et qui consiste à les affamer, à les humilier, à les réduire en loques, à les frapper, à les achever. Par sa plume, Antelme fait de ce livre un chef-d'oeuvre littéraire.

Une lecture éprouvante mais nécessaire.
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Coup de coeur

Robert Antelme fut le compagnon de Marguerite Duras. C'est pour surmonter les années de séparation, celles pendant lesquelles elle le savait dans un camp de concentration, qu'elle a écrit La Douleur. de ce long voyage visant à la déshumanisation, Robert Antelme a écrit ce magnifique livre.
De ce document, je garderai la force de l'écriture. Si Robert Antelme fut un prisonnier politique qui n'avait pas publié avant ce livre (et n'a pas publié après, sauf des écrits posthumes) , il a condensé tout son talent dans L'espèce humaine qui me semble être tout ce que Si j'étais un homme de Primo Levi n'est pas (loin de moi l'idée de remettre en cause la qualité de ce document dont le minimaliste ne me convient pas). Quelques semaines après ma lecture de ce document, il me reste des images très fortes : celle du pain qu'on partage en petits morceaux mais qu'on ne peut faire durer longtemps tant la faim tenaille, celle du bruit (oui, j'ai retenu des bruits) de la cuillère dans la gamelle de soupe, cette cuillère qui racle le fond jusqu'au bout, ce bruit qui change à mesure que la gamelle se vide et enfin la main qui se tend dans un train surpeuplé. Je garde aussi et surtout l'importance des mots et de la langue, à différents degrés, à différents moments.
Celui de l'appel, moment qui oblige à sortir de l'anonymat qui, en temps normal, protège :
Et il fallait bien dire oui pour retourner à la nuit, à la pierre de la figure sans nom. Si je n'avais rien dit, on m'aurait cherché, les autres ne seraient pas partis avant qu'on ne m'ait trouvé. On aurait compté, on aurait vu qu'il y en avait un qui n'avait pas dit oui, qui ne voulait pas que lui, ce soit lui.
L'importance de parler la langue de l'oppresseur qui redéfinit le bien et le mal :
Cette utilisation abondante et ostentatoire de la langue allemande- cette langue qui, ici, est celle du bien, leur latin- la même que celle des SS.
Cette langue qui est la seule qui vaille et qu'il est impensable de ne pas comprendre :
Puisqu'il parle, on doit comprendre.
Gilbert qui parle l'allemand s'en sert pour protéger les copains. Et puis, il y a ce mot et cette phrase qui rappellent la rébellion des allemands non nazis, même à l'intérieur des camps, ce « langsam » murmuré pour exhorter les prisonniers à ne pas se tuer à la tâche et ce « Nicht sagen » qui accompagne ce pain donné par une jeune femme qui passe dans le camp.
Mais le langage fait aussi souffrir car il est associé à des sensations perdues :
Le langage est une sorcellerie. La mer, l'eau, le soleil, quand le corps pourrissait, vous faisaient suffoquer. C'était avec ces mots-là comme avec le nom de M… qu'on risquait de ne plus vouloir faire un pas ni se lever.
En temps d'oppression, tout devient l'allié de l'oppresseur : ainsi, le sommeil est important car il n'est que la préparation du travail qu'il faudra fournir le lendemain. Ce qui devient l'allié de l'oppressé, ce sont ces moments, anodins en temps normal, qui permettent de s'échapper quelques instants, comme d'uriner.
Et cette obsession qui reste, la seule qui compte, ne pas laisser l'oppresseur gagner, ne pas leur offrir la mort en cadeau et pour cela, se battre contre le froid, la faim, le travail qui épuise :
La mort est devenue mal absolu, a cessé d'être le débouché possible vers Dieu. […] Ainsi le chrétien substitue ici la créature à Dieu jusqu'au moment où, libre, avec de la chair sur les os, il pourra retrouver sa sujétion.
Il y a aussi ces hommes qui s'éloignent progressivement de l'enveloppe charnelle qu'ont connu les leurs, et qui même au sein du camp ne sont plus reconnus par tous, franchissant alors des étapes qui les mènent vers la mort :
Celui que sa mère avait vu partir était devenu l'un de nous, un inconnu pour elle. Mais à ce moment-là, il y avait encore la possibilité pour un autre double de K…, que nous ne connaissons pas, ne reconnaîtrions pas. Cependant, quelques-uns le reconnaissaient encore.
Des images fortes, il m'en reste de nombreuses autres, un moment père-fils à la fin, la honte qui submerge, mais c'est à vous d'aller les découvrir.
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Chapeau bas, Monsieur Antelme, chapeau bas encore et encore devant ce monument à la dignité humaine, ce manuel de solidarité et de fraternité dans les pires conditions. Rester vivant et rester humain. C'est à ça que servent les bouquins aussi, à nous donner confiance en l'humanité, même dans les pires des temps.
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