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Critique de Dandine


Un des romans mineurs d'Appelfeld, qui a quand meme beaucoup de saveur. Il brode sur des themes qu'il avait deja developpes. Comme dans Badenheim 1939, c'est un huis-clos dans une pension de vacances. Comme dans Katerina, une vieille servante chretienne en sait plus long sur les coutumes juives que les juifs assimiles frequentant sa pension.

Une pension dans un trou perdu ou des habitues viennent tous les ans s'adonner a leur passion, leur vice, jouer aux cartes et generalement perdre leur argent. “C'etait etrange. L'endroit n'etait ni bien place ni somptueux, la riviere n'etait pas particulièrement reputee, la flore etait clairsemee, la plaine marecageuse, pourtant les gens avaient pour les tables rondes le meme attachement que l'on a pour de vieilles connaissances. Fracht, c'etait le nom du lieu. Pour beaucoup, il evoquait cupidite et debauche, mais pour quelques fideles, c'etait un lieu enchanteur et tout ce qui existait en dehors de Fracht etait gris, sans saveur ni joie”.
Bizarre, cette annee ils ne sont que trois joueurs: Rita, Zoussia et Benno. Jour apres jour ils courent a la gare et jour apres jour c'est la meme deception: du train ne descendent que des campagnards du coin. Rita dira: “Ne pas venir, c'est trahir les trois plus beaux presents de la vie : la compagnie, le jeu et le cognac. Sans parler de la beaute du paysage, des eaux du Pruth et des patisseries de Maria”.

Mais le Pruth va aussi les trahir. En crue, il inonde et degrade la cour de la pension. Les journees passent donc a boire et a parler, en interieur. A ressasser les espoirs et surtout les deceptions de chacun. Tous trois laissent percer leur malaise, leur sensation de vide, d'echec. Puis Benno traverse ostensiblement le Pruth a la nage et s'y noie. Ou l'enterrer? Zaltzer, le tenancier, ne veut entendre parler de croquemorts juifs et propose son jardin, mais Maria la servante pense que chacun doit etre enseveli parmi et avec ses ancetres. Etrangement, c'est la Gentille qui parle d'une voix juive presque oubliee de tous. En fin de compte on l'enterre dans le jardin.

Revant de partir pour la Palestine, “un pays avec de longues plages et un soleil clair”, Rita fuit la pension pour revenir a Vienne, s'arretant a chaque gare pour boire, s'enivrer, parler a n'importe qui de sa decision. Une decision que personne ne comprend. Ni Zoussi, qui objecte: “L'Europe est le berceau de la civilisation. Nous y sommes relies par un cordon ombilical”, ni un autre juif rencontre dans le train: “Nous avons du mal à comprendre la folie. La folie est ce qu'elle est, mieux vaut l'envoyer dans le desert”, ni un serveur de bar: “Qu'y a-t-il de juif en vous, madame ? Ce sont les Juifs vieux et pieux qui partent en Palestine, mais vous, belle dame, qu'est-ce que vous avez a voir avec une terre aride ? Vous etes pleine de vie, si je puis me permettre. Qu'allez-vous faire dans les contrees de la mort ?”.

La fin reste ouverte et on ne sait ce qu'il adviendra de Rita. Ni de Zoussi, ni de Zaltzer. Mais on sent qu'ils ne se retrouveront plus a la pension l'annee d'apres. Appelfeld reussit a distiller une impression de fin d'epoque, qui serre le coeur de tout lecteur ayant une minimale connaissance de l'histoire europeenne.

Je retiens deux elements qui m'ont interpelle dans ce roman. le croquis du malaise de certains juifs assimiles, qui se decouvrent sans aucune reelle attache; et surtout le portrait de la servante chretienne, qui, tres pieuse, ne peut comprendre comment ni pourquoi ces juifs ont delaisse la foi de leurs peres. “Un jour Maria avait dit incidemment : « Pour nous, les enfants, le porc est un interdit majeur, et au kiosque il n'y a que du porc. » Cette phrase, qui se voulait simplement un peu moqueuse, avait fait son effet dans la tete des gens, qui n'osaient plus aller au kiosque, malgre les plats appetissants et leur odeur tentante” […] “Elle respecte beaucoup les traditions religieuses des Juifs, dit Zoussi de sa voix superficielle habituelle. — C'est vrai, mais parfois elle eveille en nous, Juifs de naissance, des sentiments de culpabilite inutiles, repondit Zaltzer, qui manifestement avait longtemps ressasse cette phrase”.

J'ai eu l'impression qu'Appelfeld, imaginant les sentiments et les paroles de juifs assimiles, essayait de comprendre ses propres parents, qui ne voulaient parler qu'allemand et qui chaque ete le menaient en un lieu de villegiature, ou, a leur grand dam, ils n'y rencontraient que d'autres juifs.

En definitive, Appelfeld, decrivant le monde juif d'avant la Shoa, eveille toujours maints questionnements, de ceux qui n'ont pas de reponse claire, meme dans ses oeuvres mineures, comme c'est le cas pour ce livre. C'est toujours interessant, et toujours ecrit en une prose limpide, captivante dans son intentionnelle simplicite. Et pour moi, comme toujours, un serrement de coeur, bonjour tristesse.
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