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Critique de Erik35


Erik35
28 décembre 2017
AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE DESSIN...

Imaginez un démiurge physicien nucléaire...
Imaginez Abraham et son fils Isaac, mi-inuits, mi-ours blanc...
Imaginez l'archange Michel en monstrueux crocodile ailé et vengeur...
Imaginez Job comme le plus malheureux des lézards du désert...
Imaginez les Lamentations d'un étrange homme-oiseau...
Imaginez Ézéchiel en terrible Minotaure...
Imaginez, enfin, Jonas transmué en loup saisi par la gueule de Léviathan...

Maintenant, n'imaginez plus rien : regardez !

Le Livre du dessinateur argentin Nicolas Arispe ne se propose pas d'être une énième illustration des textes bibliques. Il n'en a ni l'ampleur volumique ni l'intentionnalité. C'est plutôt dans sa brièveté et dans la force symbolique - on peut même ajouter : la violence graphique - de ces quelques planches d'un noir et blanc virant souvent aux multiples grisés que le lecteur-contemplateur de cet ouvrage à nul autre identique ira chercher des débuts de réponses. Bien plus que la mise en image de quelques extraits précautionneusement choisis par l'auteur, c'est à une lecture toute personnelle de ces versets de la Bible que l'auteur, qui avoue par ailleurs se débattre entre athéisme et agnosticisme, nous invite.

Dès les premiers pas dans cet espèce d'impossible Eden que constitue le Livre, l'amateur plonge dans un univers apocalyptique, sombre, sans avenir (sic !) tandis que ce sont les versets inauguraux qui s'offrent au regard éberlué, fasciné, provoquant immédiatement questionnement et recul... Car c'est bien le dieu-démiurge que l'on voit sous les traits incertains de ce scientifique entrant dans une manière d'usine sans maître ni logique : «Au commencement, tout n'était que confusion.» On le suit ensuite entre hauts-fourneaux et cheminée d'usine nucléaire, entre station de pompage et champ immense labouré par une immense machine agricole. Quant aux hommes, ils sont à l'image de ce monde sans espoir ni esprit : ils se ressemblent tous, avec leurs masques et leurs tenues anti-pollution sur le visage.
Le septième jour, «il se reposa», dans la solitude glaciale d'un entrepôt froid, vide, inhumain. La genèse vue comme une fresque industrielle sévère, sans aménité, sans concession, sans humanité. Une parabole effrayante de réalisme, d'autant plus que le dessin tout de hachures noires et blanches, lointain descendant des gravures en taille-douce du 19ème siècle, n'offre aucune échappatoire, aucune rémission, aucun espoir.

Les extraits suivants connaissent la même marque, la même originalité, à ceci près que les personnages tels que Jonas, Ézéchiel ou encore Job prennent d'étranges allures zoomorphes afin de créer un double décalage puisqu'il resitue ces personnages en des espaces et des temps étrangers à leur origine contextuelle. Les effets sont saisissants, inquiétants, interrogent sans cesse sur l'homme, sur la foi - qu'elle soit de nature divine ou simplement laïque -, sur l'autre, sur nous-mêmes, nos peurs, nos certitudes, nos invraisemblances. Notre humanité.

Certes, l'ouvrage est court, trop court sans nul doute. Une telle puissance d'évocation aurait, sans l'ombre d'un doute, résisté à un choix plus roboratif de textes ou d'extraits. On se prend par exemple à imaginer un Cantique des Cantiques revisité par Nicolas Arispe. Ou bien l'Apocalypse. Noé. Les Macchabées. Salomon. La fuite du Jardin d'Eden. Des extraits de l'Ecclésiaste. Etc. On regrette, oui, que ce dessinateur étonnant et génial n'ait pas poursuivit un peu plus avant cette recherche introspective. Mais il s'en explique un peu dans la postface qu'il prend le temps de rédiger pour nous mettre sur quelques pistes : il a souhaité reprendre quelques uns des passages dont ses souvenirs de catéchisme ont laissé une trace chez l'adulte qu'il est devenu. Alors c'est court, oui, trop.
On garde cependant très longtemps en mémoire ce Léviathan - on pense immédiatement à la baleine d'Hermann Melville - suspendu entre ciel et mer, la surface s'éclairant à peine de quelques reflets pour signifier un lointain horizon. La masse colossale de l'animal n'en parait que plus modeste. Ou ces lamproies humanisées semblant sorties d'une toile d'un baroque flamand devenu fou... Que dire de ce passage des lamentations parcouru par cet étrange être mi-homme mi-oiseau, qui ressemble aussi un peu au Père Ubu d'Alfred Jarry, que l'on suit dans sa quête éperdue des origines, du début fantasmatique du monde ?

Un livre bien étrange, suffoquant, exaltant, indescriptible que le Livre que voici. Impossible d'y voir la marque d'une quelconque foi religieuse et, pour autant, c'est bien aussi d'elle dont il est fortement question. Impossible, dans un autre domaine, d'y voir de la Bande-Dessinée. Même le vocable en vogue de "roman graphique" semble bien peu à même de décrire ce que l'on tient entre les mains, et que l'on peine à fermer sans y revenir. Un "OLNI" (Objet Littéraire Non-Identifié") comme se plait à le recommander les excellentes éditions le Tripode ? L'important n'est sans doute pas là mais dans l'effet qui subsiste bien longtemps après l'avoir, une énième fois, contemplé puis refermé. D'avoir assisté à un petit moment de grâce décidément très, très déroutant. Désorientant. Magnétique.
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