Il faut reconnaître également que Gabriel est un malade de la trahison. Il en a vu souvent partout. Bon, il est peut-être excessif, mais cela n’explique pas tout. La trahison est un commun de nos communes vies. On trahit, on est trahi, il faut sans doute s’y habituer. Voire. Sur ce mode, nous serions largement dépourvus de tragédies toutes plus tragiques les unes que les autres et toutes aussi agréables les unes que les autres. La littérature, le cinéma, le théâtre, seraient en partie dépouillés, sinon orphelins. De plus, nous serions privés de la vengeance qui souvent accompagne ou suit ces drames. Quoi de plus beau que la vengeance ? Peut-être que Gabriel n’aime pas la trahison parce, dans le fond, il aime la vengeance et que quelque chose en lui – mais il n’en dira rien – lui souffle que ce n’est peut-être pas si honorable. Ainsi donc, Gabriel, par caractère, par principe et par crainte de ses conséquences éventuelles, évite la trahison. C’est un fidèle. En amitiés, sûrement. En amour, un peu moins sûrement. C’est pourquoi il s’arrange toujours pour que ses trahisons dans ce domaine n’aient pas l’air d’en être. Il trahit en secret, en petite pointure et la plupart du temps sans conséquences ou sans conséquences dramatiques. C’est une forme de savoir vivre, tout de même. Cet avatar de sagesse l’amène à penser trop souvent que les autres en feront autant. Or, tout nous l’apprend, les autres sont les autres. Ils ne placent pas la sagesse sur la même étagère que nous et parfois même, ils ne la placent pas du tout.
Les Italiens appellent ça « il buio », c’est cela dit Gabriel, c’est cela, c’est il buio, c’était ça. Il vivait dans il buio , sachant qu’en italien cela veut dire l’obscurité totale et aussi l’ignorance. Voilà, c’était bien ça. Dans ce noir épais, l’ignorance totale de tout et de tout ce qui pouvait s’y passer. C’était ça la vie de Gabriel. Car il s’y passait des choses. Mais très diverses et surtout souvent très invisibles. Alors comment voir ce que l’on ne voit pas ? L’entendre, peut-être ? Ainsi Gabriel tendait-il l’oreille en permanence. La maison était obscure mais pas pour autant silencieuse. Ne tenons aucun compte des cris et disputes, ça, ça se contentait d’être désagréable. Pénible même souvent. Mais le reste ? Ce frou-frou ? Ces chuintements ? Qui donc chuchotait parfois dans les ténèbres ? Ces bruits de pas. Ou de démarches. Ces glissements de pantoufles. Ces chaises poussées comme par l’invisible. Ces meubles tirés sans nécessité. Ces petits clous que l’on plantait en série. Rien de bien extravagant. Des bruits, voilà. Aussi doux que peut-être terribles.
Malgré ça, il arrive que Gabriel s’avoue que certains vivants devraient peut-être être morts. Non par sauvagerie ou même banale méchanceté, mais parce que certains vivants occupent en vivant une place ou un rôle dans lesquels il n’est pas sûr qu’il soit bon qu’ils se maintiennent. C’est compliqué, certes... ...Mais ces vivants qui perdurent souvent si inutilement, qui peuvent même pomper l‘air, ne méritent-ils pas que l’on se pose la question ? Du moins que Gabriel s’autorise à se la poser ?
Voilà trente ans que je lis Gilles Ascaride, je suis une fan incontestée. J'ai trouvé dans ses romans et nouvelles, une qualité d'écriture rare, un humour rare aussi et un véritable monde. Je suis d'ailleurs très étonnée que cet auteur n'ait pas eu le succès plus que mérité pour son œuvre. La critique semble le bouder stupidement. Tant pis, moi j'ai tout lu. J'ai même vu deux de ses pièces au théâtre. Mais dans ce bouquin, il se surpasse ! C'est tout un monde intérieur, mais non nombrilisme, qu'il nous offre. Pas de l'auto fiction stupide, mais une construction riche et surprenante sur la vie. La notre. Bravo !