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Critique de Presence


Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il comprend les épisodes 1 à 6, initialement parus en 2016/2017, écrits par Brian Azzarello, dessinés, encrés et mis en couleurs par Eduardo Risso, avec l'aide de Cristian Rossi pour les couleurs. le lettrage a été réalisé par Jared K. Fletcher. Ce tome contient également les couvertures originales de Risso et les couvertures alternatives réalisées par Frank Miller, Dave Johnson, Jock, Lee Bermejo, Juan Doe, Jill Thompson, Cliff Chiang.

Dans les années 1920, dans la forêt de Spine Ridge, en Virginie Occidentale, trois agents du FBI progressent, le fusil à la main, deux avec une hache, l'autre avec une lanterne. Ils découvrent une petite cabane dans une clairière, à l'intérieur se trouve un alambique et tout ce qu'il faut pour produire de l'alcool de contrebande. Un grondement sourd retentit. Ils se font mettre en pièce, sous la clarté de la pleine lune. À New York, il y a quatre jours, Lou Pirlo a été convoqué dans le bureau de Joe Masseria, le parrain du gang pour lequel il bosse. Masseria lui a fait goûter un alcool de contrebande qui s'est avéré excellent. Il a missionné Lou Pirlo pour aller décrocher un contrat d'approvisionnement avec Hiram Holt, le contrebandier, selon les conditions pas forcément très favorables imposées par Masseria. Au temps présent, Lou Pirlo se trouve devoir répondre à un appel de Masseria et lui expliquer que le contrat n'est pas encore signé. Masseria espère que Pirlo a rendez-vous avec Hiram Holt le jour-même, ce que Pirlo lui confirme. Dans la réalité, il se trouve dans un village des Appalaches, et il doit se rendre en voiture jusqu'à la ferme des Holt, sans possibilité de prendre rendez-vous.

Lou Prilo s'habille d'un élégant costume comme s'il était toujours à New York et sort dans la rue principale. Il demande à un gamin où il peut manger. Il se rend dans l'unique diner de la ville et se voit servir un plat dont la couleur ne correspond pas à ce qu'il attendait. Il commence à engager la conversation avec l'unique employé, et à essayer de flirter avec les deux jeunes femmes en train de manger il se fait remettre à sa place. Après son repas, il prend sa voiture et emprunte la route qui mène dans les collines boisées, jusqu'à la ferme des Holt. Il arrête sa voiture devant l'unique bâtiment, en descend et s'adresse aux deux hommes sur le porche. Il indique qu'il souhaite voir Hiram Holt. En réponse à la question de l'un d'eux, il explique qu'il vient de New York de la part de Joe Masseria avec une proposition d'affaires. L'homme avec un oeil blanc rentre dans la maison et rapporte un petit pot contenant de l'alcool de contrebande qu'il tend à Pirlo, puis re-rentre. Celui-ci le boit et le savoure. Un homme nu sort des bois : il est rattrapé par Tempest Holt et emmené dans une grange. Elle promet de ne rien dire à leur père. L'homme borgne ressort de la maison et indique qu'il est Hiram Holt. Il propose à Lou Pirlo de rentrer à l'intérieur pour parler affaires.

Bien évidemment, le lecteur est enthousiasmé à l'idée de retrouver le duo de créateurs, auteurs de la série 100 Bullets, 100 épisodes de 1999 à 2009. La première séquence annonce la couleur : l'histoire se passe pendant la prohibition aux États-Unis (1920-1933) et une créature surnaturelle rode dans les bois. La deuxième séquence met en oeuvre des conventions de genre : gangsters, crime organisé, parrain, citadin transplanté chez les bouseux, dans un endroit reculé. Azzarello a opté pour une sorte de mélange entre crime organisé et surnaturel dans les années 1920, dans un coin reculé des États-Unis. Comme à son habitude, il ne dit pas tout dès le départ, mais sa narration est beaucoup moins cryptique que pour 100 Bullets. le principe est très simple : Lou Pirlo, beau gosse, doit réussir à conclure un contrat avec Hiram Holt pour le compte d'un parrain peu porté sur la discussion. Les personnages ne sont pas trop nombreux : ils sont faciles à reconnaître, faciles à mémoriser. le lecteur éprouve une petite appréhension quand Lou Pirlo indique qu'il abuse régulièrement de la boisson et que dans ces cas-là, il ne se souvient pas de ce qu'il a fait la veille. Mais le scénariste n'abuse pas de cette particularité pour complexifier son histoire. Dès la troisième page, la créature surnaturelle est dévoilée avec ses crocs et sa fourrure, et là encore il n'y a pas de mystère quant à son identité. Sans surprise non plus, Hiram Holt n'a aucune intention d'accepter les termes du contrat imposé par Joe Masseria, et Lou Pirlo se retrouve dans une situation particulièrement délicate.

C'est un vrai plaisir de retrouver les dessins si personnels d'Eduardo Risso. Dans la première case, les agents se découpent en ombre chinoise, au milieu des arbres eux aussi en ombre chinoise, sur un fond bleu pétrole. L'artiste est un maître dans l'utilisation du clair-obscur, avec des aplats de noir marqués, au contour assez fluide, tranchant avec le reste de l'image. Ainsi le lecteur apprécie l'ombre portée du chapeau de Joe Masseria mangeant les deux tiers de son visage, le contraste entre la pénombre de l'habitacle de la voiture de Pirlo et la luminosité des bois environnants, la lumière qui filtre au travers des planches non jointives de la grange, les ombres dansantes générées par le feu dans le campement des afro-américains… et tout ça rien que dans le premier épisode. Risso sait donner une personnalité visuelle incroyable à ses personnages. Lou Pirlo a une classe naturelle épatante, avec une assurance apparente qui fait des ravages. Il est beau comme une gravure de mode dans son costume de ville, mais il conserve une forme de grâce même quand il n'est pas à son avantage, par exemple en train de fuir à quatre pattes. Joe Masseria est obèse bien calé dans son fauteuil, avec des expressions qui montrent qu'il doit être obéi. Les hommes de main dépêchés par Masseria valent le coup d'oeil : Fat Tony, Other Tony, Duck et le tueur à gages sinistre L'Ago. Bien évidemment la famille Holt vaut le déplacement aussi : Enos un peu décharné, Hiram patriarche en force de l'âge inquiétant avec son oeil mort laiteux, Frye et Zach, sans oublier Tempest Holt, femme fatale magnifique et dangereuse.

Eduardo Risso ne se limite pas à donner de la personnalité à ces individus. S'il y fait attention, le lecteur se rend compte que chaque personnage, figurant ou personne apparaissant juste dans une case avec une réplique, vaut le coup d'oeil : Cissy (une enfant qui vit dans l'hôtel où loge Pirlo) qui semble vivre complètement dans son monde, le jeune garçon avec une clef à molette et son regard condescendant adressé à Pirlo ignorant venu de la ville, les deux belles demoiselles dans le diner qui envoient promener Pirlo séducteur se croyant irrésistible, la douzaine d'afro-américains dansant atour du feu dont celui avec son banjo… et tout ça juste dans le premier épisode. L'artiste se montre tout aussi élégant et plein de caractère dans les séquences de dialogue que les séquences d'action. le lecteur scrute le visage des interlocuteurs pour essayer de se faire une idée de leur état d'esprit, pour déterminer s'ils bluffent ou s'ils sont directs. Quant à l'action, la première apparition de la créature surnaturelle se déroule en 6 cases page 3, avec une économie de moyen incroyable par rapport à l'effet impressionnant. Par la suite, le lecteur sourit en voyant des enfants capturer une tortue tout en souffrant pour elle. Il prend peur avec Pirlo alors que Tucker Holt conduit sans beaucoup regarder la route de nuit, manquant d'heurter un chevreuil. Il retient sa respiration alors que Pirlo manque de se noyer dans la rivière. Il manque de s'étouffer alors que les Holt tiennent Pirlo pendant qu'un autre le fait ingurgiter de force des litres d'alcool. Il ressent tous les cahots de la route défoncés pendant une course-poursuite en voiture sur la route sans revêtement dans les bois.

Rien qu'avec la narration visuelle, le lecteur est comblé, apprécie un divertissement de qualité, avec une bonne dose de sadisme des auteurs vis-à-vis du pauvre Lou Pirlo. Cela n'empêche pas que Brian Azzarello ne se contente pas d'aligner des clichés de bouseux et de créature qui rôde, il raconte une vraie histoire. Alors qu'il supposait que Lou Pirlo allait devoir s'en sortir tout seul chez les ploucs, le lecteur découvre que l'impatience de Joe Masseria l'amène à dépêcher une équipe au bout de quelques jours. D'un autre côté, tout ne roule pas tout seul au sein de la famille Holt. Il reste aussi l'interrogation qui plane sur une éventuelle allégeance des habitants du village. À l'évidence, les choses ne vont pas bien se passer, et l'escalade est inévitable entre la famille Holt et le gang de Masseria. Tout en s'étant calmé dans les dialogues tout en sous-entendus inintelligibles, Brian Azzarello sait faire passer la personnalité des uns et des autres dans leur réplique, ce qui les rend plus incarnés. de temps à autre, il écrit le flux de pensées de Lou Pirlo qui apparaît dans des cartouches, peu nombreux et pas envahissants. le lecteur bénéficie donc d'un ancrage émotionnel dans chaque séquence.

Avec ce premier tome, Eduardo Risso & Brian Azzarello indiquent dès les premières pages qu'ils racontent une histoire de genre, mélangeant gangsters pendant la prohibition, trafic d'alcool de contrebande, avec une touche de surnaturel. Eduardo Risso est dans une forme graphique éblouissante, que ce soit pour les personnages, la direction d'acteurs, la photographie, et les plans de prise de vue : un régal de bout en bout. Brian Azzarello a mis la pédale douce sur ses tics d'écriture, pour un récit intelligible, une intrigue plutôt linéaire, des dialogues explicites sans patois indéchiffrable, et un récit plein de charme pittoresque angoissant.
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