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Critique de remm


Lorraine coeur d'acier raconte l'histoire passionnante d'une radio pirate qui a permis de laisser s'exprimer, au début, les ouvriers des mines de fer de Longwy, puis par ricochet toute la population de ces territoires tant marqués par l'immigration que la désindustrialisation, aux opinions politiques divergentes, aux moeurs et aux cultures hétérogènes. Toutes les opinions politiques se virent attribuer un temps de parole pour diffuser leurs points de vue et débattre avec leurs opposants.

J'ai aimé le fait que cela se passe sur un temps très court, j'aime aussi beaucoup quand un auteur mêle sa vie personnelle et ses souvenirs à l'histoire "avec un grand H" : cela permet aux lecteurs de comprendre les conséquences des évènements politiques et économiques sur des vies et des trajectoires personnelles à un moment où les individus ont en fait de moins en moins d'emprise sur leur existence ... Tous ces gens qui voient leurs intérêts ignorés et sacrifiés se révoltent avant que la majorité ne soit calmée par les "retraites anticipées", "primes de départ", "mutations" (p. 77), avant qu'elle ne soit achetée, en somme.

Ce que je trouve intéressant dans ce genre de livre, c'est qu'on passe son temps à se demander à quel point c'est autobiographique, à quel point c'est romancé, à quel point l'auteur lui-même se trompe, malgré lui, sur ses souvenirs ... Il avoue par exemple avancer le concert des Clash à Rettel de quelques années ; n'est-il pas bien plus important de partager un souvenir aussi marquant que d'être fidèle à la véracité historique ? Des livres d'histoire sur le sujet, il en existe sans doute pleins, ce à quoi on s'intéresse ici c'est le vécu, le souvenir (source historique de première main !), magnifié par la narration et le dessin ...

Le dessin est original et peut surprendre avec ces traits bien épais (si l'on est habitué comme moi à Tintin et Astérix ...) mais l'on s'y habitue rapidement. Les plans d'ensemble du carreau, avec les maisons des mineurs en contrebas, les visages, les passages dans les mines, au bistrot, dans les locaux de la radio, tout transpire le vécu, le dévouement et une réelle empathie pour cette histoire, ces militants et ces ouvriers (je connais un longuyonais qui m'a dit reconnaître les lieux !) - le dessin transcrit l'aspect crasseux de cet environnement mais aussi le côté vibrant de ce mouvement enthousiaste, de toutes ces volontés qui s'unissent et de l'espoir qui les anime.

J'ai tout de même trouvé qu'en termes de récit et de personnages, c'était parfois un peu "cliché" et "convenu" – le père violent et raciste envers le meilleur copain arabe de son fils qui a sa rédemption quand il comprend que les immigrés maghrébins vivent la même chose qu'ont vécu ses propres parents immigrés italiens, la mère qui sort du silence, le jeune qui fait des études et ne se sent à sa place ni parmi les mineurs ni parmi ses camarades, la belle de la radio qui lui fait son éducation sentimentale … mais le propre d'une histoire comme celle-ci n'est-il pas justement de représenter des trajectoires types afin que le lecteur comprenne les enjeux de la désindustrialisation ?

J'ai surtout trouvé que certains traits d'"humour" étaient malvenus : je pense au moment où ils brisent le quatrième mur (on peut dire cela pour une BD ?) J'ai trouvé que cela nous sortait du récit jusqu'alors très immersif, sans aucune raison. Surtout, je n'aime pas quand le narrateur s'adresse au lecteur et lui dit qu'il "lui doit des explications" : pourquoi ? Etienne Davodeau fait la même chose dans le droit du sol que j'ai lu au même moment et c'est bien la seule case qui m'a sorti de son livre ... Non, vous ne devez pas d'explication au lecteur, ce qu'il se passe est clair ! Dans les deux cas, il suffisait d'enlever ces cartouches et de laisser le lecteur essayer de comprendre par lui-même ... D'autant plus que, dans les deux cas, le dessin retranscrit bien et bien mieux ce qu'il se joue : dans le droit du sol, on a bien compris que le guide expert de la grotte du Pech Merle n'avait pas vraiment attendu l'auteur au bord du chemin et qu'ils n'avaient pas eu cette conversation dans ce contexte, c'était parfaitement clair, pourquoi rompre ainsi la subtilité et même le potentiel poétique de ces cases ?

Ici, on passe d'une introduction, durant laquelle on nous a présenté les personnages, leur relation à travers divers évènements (dispute familiale, bagarre dans un bistrot) sur un temps resserré, une soirée, pour ensuite passer à la description du contexte du démantèlement par le narrateur. Entre les deux, le personnage principal s'arrête et veut prendre en photo une coulée, quand les ouvriers travaillent le fer en fusion … Il prend la photo, et le noir et blanc, la disparation des couleurs, insinue et illustre la fin de cette industrie, ou en tout cas fait une transition parfaite entre une introduction « in medias res » et une exposition du contexte.

Ce genre de détail est agaçant pour trois raisons : d'un côté on peut avoir l'impression que l'auteur estime que son lecteur ne comprendrait pas ce qu'il se passe, de l'autre qu'il sous-estime la capacité du dessin à raconter quelque chose, à faire avancer l'histoire. Ce genre d'encart me fait aussi toujours me dire, mais c'est peut-être plus subjectif, qu'ils veulent « faire comme au cinéma », imiter les films où un personnage raconte son histoire en voix-off …
Quoi qu'il en soit, cela m'a fait à chaque fois sortir du récit et en a rompu le charme un petit instant.

Cela reste toutefois un détail parmi toutes les qualités de cette BD que je conseillerais à n'importe qui voulant s'immerger dans les luttes ouvrières des années 1970 !
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