Un sentiment longtemps refoulé éclate et un gémissement jaillit des lèvres de Chiarra. Elle se plaque une main sur la bouche pour l'étouffer, mais, derrière, ses lèvres sont ouvertes en un cri d'horreur. Les larmes non versées qu'elle porte en elle sont un puits sans fond.
Il se tenait debout au milieu du salon de la pension, manches relevées, ses bras nerveux tendus, paumes vers le haut, comme s'il s'offrait à l'inspection.
Antonio avait vu qu’il disait vrai. Daniele était pareil à un homme qui a gravi une montagne sans matériel et s'accroche à son sommet. Le prêtre avait vu a quel point il était proche du précipice, cette dangereuse lueur noire qui brûlait en lui, cette idée que s'il avait tenu un an, peut-être devrait-il fêter ça en se flashant ou en se shootant ou quelle que soit l'expression. Mais aussi: qu'il ne le ferait pas. Antonio avait observé Daniele dans sa pose étrangement biblique, et une voix dans sa tête, qu'il ne reconnaissait pas comme la sienne, avait dit: non.
Elle s'élance sur le quai, et, d'abord, c'est comme courir en rêve, une débauche d'efforts et de battements de jambes mais sans la moindre propulsion, les pieds englués dans le bitume. Puis elle franchit une barrière invisible et s'envole. Son corps est en phase avec lui-même, son corps puissant, souple, léger, qui la porte partout de l'aube au crépuscule, jour après jours. Elle double le garde, saute dans la première porte ouverte, traverse le couloir au galop et s'engouffre dans le deuxième compartiment.
L'enfant est là, juste derrière la porte du compartiment inoccupé, à part lui. Il trésaille lorsqu'elle fait irruption.
- Ce n'est pas le bon train! lui crie-t-elle.
Tout à coup, ce non-dit entre eux lui fit l'effet d'un drap, d'un linceuil qui l'enveloppait et dans lequel elle était ligotée, baillonnée. Elle prit une profonde inspiration, inhalant le parfum de la glycine, et s'assit sur une pierre face à son ami, sous un dais de fleurs. Dans un confessionnal, séparés par la grille, c'eût été plus facile. Antonio ne serait plus tant l'homme que le médiateur de Dieu. Non qu'elle crût ç tout cela, mais, lui, si et peut-^tre serait-ce suffisant pour eux deux.
Chiara la dévisage, et le regard inquiet de l'inconnue la trouve. Sans la quitter des yeux, la femme se penche et détache les doigts de son fils de sa manche, le repousse. Chiara jette un coup d’œil à l'enfant, revient à la mère qui la fixe toujours sans ciller, redescend sur le garçon qui a saisi une nouvelle poignée de tissu. Elle se focalise sur la main maternelle qui déplie le poing de son fils, l'arrache à nouveau à elle. Si Chiara passe de l'un à l'autre, la femme, elle, ne la lâche pas un seul instant. Elle prend l'épaule du garçon, lui dit quelque chose, et il garde ses distances, les bras ballants. Seul membre de la famille aux cheveux raides, l'enfant est bien habillé, culotte courte grise, chaussettes tirées, une croute à un genou.
Soudain, Chiara s'écrie et écarte les autres observateurs pour s'avancer, repoussant une main qui tente brièvement de la retenir par le bras.
- Mon Neveu! lance-t-elle en montrant le garçon. C'est mon neveu!