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Critique de oblo


Il est des romans dont l'incipit, ou même les premières pages, capturent immédiatement le lecteur, et semblent laisser profondément leur trace en sa mémoire. La colline inspirée est de ceux-là. Un à un, les grands monuments de France sont cités. Loin de leurs atours touristiques que les guides, les affiches ou encore les spots publicitaires mettent en valeur désormais, ils sont évoqués en un mot, en une phrase, par un Maurice Barrès qui en dresse là un portrait essentiel. Parmi ces monuments, parmi ces lieux, apparaît la colline de Sion-Vaudémont, sise en Lorraine. Là, pour Maurice Barrès, se loge une part de l'âme lorraine, de cette région si fermement française - et d'autant plus lorsque l'on pense que, lorsque Maurice Barrès publie ce roman en 1913, une partie de cette région et l'Alsace toute entière appartient, depuis la défaite de 1870, à l'Allemagne -, de cette ancienne Lotharingie, de cet ancien duché partagé un temps entre la France et la Pologne, de cette région qui, comme d'autres régions françaises, a abrité en son sein une population paysanne humble et pourtant vaillante, et une aristocratie fière et redoutable. La colline de Sion, aussi, se confond avec l'histoire religieuse de la région et du pays. Un sanctuaire dédié à la Vierge y a été bâti. Et, prenant prétexte de l'histoire récente - Barrès indique avoir interrogé certains témoins de l'époque qui, il est vrai, n'est guère éloignée de la période d'écriture -, l'auteur évoque l'histoire des frères Baillard qui, là-haut, insufflèrent un élan de vie et de foi à la colline auparavant abandonnée, et ravagée par la Révolution. Histoire d'une Passion, histoire d'un fait religieux et, il faut bien le dire, examen de cet esprit français dont on devait, quelques mois après la publication de la colline inspirée, se glorifier au moment d'aller combattre l'Allemagne, le roman de Barrès est aussi un livre remarquable, qu'il faut lire pour son style qui fait de la simplicité le vecteur de la grandeur.

C'est l'histoire d'une lutte, d'une ascension et d'une chute. Sous l'impulsion de l'aîné Léopold, François et Quirin Baillard, ordonnés tous trois prêtres, entreprennent de redonner à la colline de Sion sa primauté religieuse. Ils restaurent et rebâtissent une église, forment une communauté vers laquelle les dons affluent. A tel point que l'évêché de Nancy s'en émeut et décide de priver la communauté des dons des fidèles. A la suite de ce premier avertissement, qui conduira les frères Baillard à faire retraite dans un monastère des environs, Léopold prend connaissance de la foi de Vintras, un prêtre normand dont les prêches annoncent la prochaine fin du monde, et sa propre élection par les anges et par Dieu. Conquis spirituellement par cet homme, Léopold Baillard retourne à Sion, y fonde une nouvelle communauté, financée cette fois par les activités de François et Quirin (ce dernier, notamment, se fait négociant en vins de Bourgogne). L'Église, cette fois, dépêche le père Aubry, fervent défenseur de la foi catholique et romaine, qui sera l'ardent opposant de Léopold. Face à la détermination des trois frères, l'Église décide de les excommunier. L'anathème fait fuir les derniers fidèles, et autorise toutes les bassesses, toutes les haines à l'encontre des trois frères. Ceux-ci se dispersent : Quirin choisit la vie paisible, retirée de Sion ; François meurt. Quant à Léopold, sa fidélité à Vintras finit par choir, et celui qui restaura Sion finit par abjurer pour retourner dans le giron de l'Église catholique et romaine à l'heure de sa mort.

Figure centrale du roman, Léopold est une figure paradoxale. Meneur entre tous ses frères, directeur spirituel d'une communauté qui le voit comme un saint homme, il pourrait être qualifié d'illuminé, au sens premier du mot, détaché des basses tâches matérielles pourtant nécessaires à la gestion de son oeuvre. Son autorité, son charisme, cette part inébranlable qui font douter même les prêtres les plus orthodoxes, tel le père Aubry, il les tient de l'étude des textes, dont il fait une lecture radicale. Dieu, par exemple, est Amour, et s'Il est Tout, alors le Malin ne peut être, ni l'Enfer. L'humilité forcée que lui impose l'Église, en lui interdisant les quêtes auprès des fidèles, en fait le lointain descendant des Vaudois, des paysans allemands du seizième siècle, ou bien encore de Luther condamnant la richesse de l'Église. Sa foi, il la tient du dogme catholique, mais aussi de ce Vintras, personnage mystique, dont les transes hallucinées impressionnent l'auditoire. Léopold Baillard en est l'un des apôtres. Ainsi son aura de grand homme, de saint homme, s'oppose à cette seconde place, derrière Vintras, qu'il assume et revendique. Ainsi tire-t-il de sa relation épistolaire avec le prêtre normand une partie de sa consolation lorsqu'il est en exil à Londres durant cinq ans (l'autre partie de sa consolation provient du souvenir de Sion, ravivé par les échanges épistolaires avec son frère François). Apôtre et prophète en même temps, la seconde partie de son chemin est celle de la Passion. Battu, insulté, chassé par celles et ceux qu'il a baptisés, qu'il a communiés, par les enfants de ceux-ci - ainsi le petit-fils de son ami, à peine ordonné prêtre, qui lui demande de ne plus franchir la porte de sa maison -, il voit aussi les siens - à commencer par son frère, Quirin - le trahir, tel Pierre qui renie le Christ. Hérésiarque aux yeux de l'Église, il est celui qui, pourtant, restaura le culte de Sion par son amour pour ce lieu. le père Aubry le reconnaîtra lui-même. Sa foi, son amour, son humilité obligent même ses plus féroces adversaires. Pourtant, c'est bien lui, Léopold Baillard, qui abjure quelques instants avant sa mort. Victoire de l'Église, défaite de l'hérésie ; mais quelle est cette hérésie qui célèbre Dieu, qui restaure la foi des fidèles, qui épouse le message christique d'amour et de pauvreté ?

En bien des points, l'histoire de ces frères est édifiante. Elle dit beaucoup du fait religieux en France, au dix-neuvième siècle. Elle dit d'abord le besoin de foi des populations paysannes, que la liturgie des Baillard stimule et enthousiasme. L'Église, cependant, conserve un très fort pouvoir, particulièrement visible lorsque l'excommunication est prononcée, et qu'alors se déchaînent contre les frères ces violences, hélas bien humaines, et que ne viennent pas tempérer ces hommes qui se disent de foi et qui disent propager un message d'amour. Oubliées les bonnes oeuvres des frères et des soeurs de la communauté. Pourtant, c'est bien encouragés qu'ils cultivèrent la terre et les âmes. Car, comme la terre a besoin d'eau, l'âme, probablement, a besoin d'un secours spirituel. Cette dimension, qu'on pourrait dire religieuse, mais qui en réalité transcende les époques et les dieux qu'on a célébrés sur cette antique terre gauloise (Barrès fait remonter le culte sur la colline aux anciens Celtes, et il compare les oblats du père Aubry aux légionnaires romains qui s'attaquèrent aux Gaulois), traverse le roman et parle d'autant plus à notre époque qu'elle a majoritairement disparu. L'Église, on le voit, qu'elle soit officielle ou hérésiarque, détient un rôle central dans les communautés paysannes. Elle structure la vie des hommes et des femmes, les éduque, les console dans les moments de grande peine (ainsi l'invasion prussienne de 1870). Lire La colline inspirée, c'est aussi retrouver le quotidien de nos aïeux, dont la vie se déroulait dans un cadre géographique et spirituel absolument défini, voire rigide, dont les limites étaient rarement dépassées.

Le fait religieux que Barrès étudie à travers l'exemple des frères Baillard parle aussi de cette France du dix-neuvième siècle, de la monarchie de Juillet, du Second Empire, de la Troisième République. Lorsque Barrès publie le roman, la situation diplomatico-politique est à l'emballement, qui conduira, environ seize mois après, au déclenchement de la Première guerre mondiale. Derrière la ligne bleue des Vosges, c'est l'Allemagne, ce Reich qui a pris une capturé une partie du pays. Point de bellicisme dans les pages de la colline inspirée ; mais là souffle l'esprit français, non pas défini par l'attachement à la République - bien que celui-ci soit réel depuis la fin du siècle précédent -, mais par une transcendance. Associée à Rosmerta, déesse celte de la fertilité et de l'abondance, la Vierge Marie veille sur ses fidèles qui, à Sion, lui rendent hommage. Léopold Baillard, en cela, symbolise cet esprit français, et sa lutte contre l'Église est résumée, en épilogue, par la métaphore de la prairie et de la chapelle. La prairie, dit Barrès, c'est la nature, c'est l'immanence de Dieu et de la terre natale en chacun de nous, c'est la transcendance de ces mêmes choses à travers les lieux, les époques et les générations de femmes et d'hommes. La chapelle, c'est l'ordre, c'est la maîtrise de ces principes, appliquée pour tirer le meilleur des corps et des âmes. Pour un homme comme Barrès, il est impossible de choisir, de condamner. Condamner Léopold Baillard, son entreprise pour restaurer Sion, c'est renoncer à la terre natale, aux générations antérieures. Renoncer à l'Église, pour un homme tel que lui, c'est strictement impossible ou, mieux, inconcevable intellectuellement ; ce serait aussi renoncer à tirer de ces sentiments immanents décrits plus hauts la force nécessaire pour bâtir plus grand encore. On serait tentés, et à raison, d'opposer à ces sentiments de grandeur et d'attachement à ce que l'on peut nommer la patrie, le grand drame destructeur et meurtrier que fut la Première guerre mondiale. Lire Barrès aujourd'hui, cependant, permet d'entrevoir une partie de cette histoire de France qui, si elle fut celle des thuriféraires du nationalisme et des bellicistes, fut aussi celle d'une grande partie du monde paysan et, partant, de nos propres aïeux.
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