Si l'on a débuté avec la mort de Cioran, c'est qu'il fallait en passer par ce qu'il n'a cessé de ruminer : la vie n'est-elle pas la conscience de la mort en sa profondeur ? (p.18).
Cioran ! Je te salue comme on se quitte : pour toujours. Le cercueil est emporté. Devant lui, un clochard goguenard. Posté à la porte de l'église, il crache des insultes atroces et précises. Il s'amuse qu'un écrivain ait pu écrire Sur les cimes du désespoir pour mourir à près de quatre-vint-cinq ans. Quelqu'un l'aura renseigné : cette aumône en vaut une autre. Rien ne peut le faire taire : spectacle affligeant, et tellement bouffon qu'il efface toute tristesse. On touche le fond de l'horreur et de l’hilarité.
Sur les deux versants qui composent son oeuvre, roumain et français, Cioran semble être le héros d'un conte de Villiers de L'Isle-Adam, un tortionnaire de la délicatesse morale dont l'âme chante à reculons.
[...] Le plus grand saint n’est pas celui qui est exempt de péchés, mais celui qui a le plus gravement péché, et qui s’en est le plus détaché.
[…] C’est une chose de se lamenter, c’en est une autre de travailler ses lamentations, d’en analyser les béatitudes.
Plus il écrit, plus il fragmente ; plus il excelle, plus il est court.
Autrement dit, Cioran a su faire l'éloge de femmes réelles, qui n'étaient pas toutes des mystiques.
Il est des hauteurs de l’âme, dit Nietzsche, où la tragédie cesse d’être tragique. Mais la métamorphose de l’âme chez Cioran n’est pas un incendie, triomphal en pleine nuit, comme chez Zarathoustra. C’est une déclaration de faillite qui réussit.
L’adolescence de Cioran découvre la douleur, et que celle-ci n’est pas le contraire du bonheur : elle est le bonheur blessé.
[…] A quoi bon lire Voltaire et Diderot, recopier des pages de Chestov ou se trémousser d’aise aux insolences de Kierkegaard, quand le cycle de la nature, si on y prend garde, en dit au moins aussi long en son éloquence muette, sur la naissance, l’amour, la souffrance, la maladie ou la mort, et toutes les grandes questions –moins celle du salut éternel.