La nuit vient vite en hiver. Elle est néfaste aux âmes qui, dans les ténèbres, remâchent l'herbe amère de leur destin.
Au ras des herbes, le vent sifflait plaintivement. Il nous malmenait plus maintenant que nous étions étendus, cependant par sa présence, par sa force, il nous retenait prisonniers. On ne croit guère, par scepticisme, par habitude, qu'à la volonté humaine, à son pouvoir de malignité, de tyrannie et d'oppression. En ce lieu désert, j'apprenais à découvrir les grandes forces primitives, inconnues et je perçus pour quelles raisons nos pères les avaient défiées. Le contact entre la nature et l'homme, aboli par la civilisation, je le retrouvais ici, puissant, terrible.
Rien. Quelle résonance dans ce mot ! De même que le silence contient toutes les paroles, ce "rien" contient toute ma vie. Pourquoi veut-on des aventures, des événements, des drames, quand il peut n'y avoir que cet admirable "rien" où tout est suspendu, inclus, étincelant, comme un arc-en-ciel dans une goutte d'eau ? Pourquoi des aveux, pourquoi des querelles, pourquoi des cris et des conflits, pourquoi "quelque chose" quand il peut n'y avoir que ce "rien", d'essence divine ?
Je repassais avec lucidité tous les événements de la journée, ils se détachaient distinctement comme des figures de vitrail, serties de plomb.
Ce que disait Carlo m'était indifférent, c'était comme une très vieille histoire, déjà racontée, un livre déjà lu. Les mots ne me touchaient pas, les mots usés par trop de bouches, arrondis, amortis comme les pierres des torrents.
Des primevères de toutes les couleurs se perdaient dans l'herbe drue, et parmi les racines moussues et découvertes d'arbres très vieux, des violettes palissantes repandaient un dernier parfum. J'avais envie de cueillir un bouquet, mais tant que je fus en vue de la maison, je me contentai de marcher les mains dans les poches de mon manteau, d'un air dégagée. Par contre, lorsqu'un bosquet me cacha, je commençai ma cueillette. Que ces petites fleurs étaient embaumées et douces, que j'étais heureuse d'échapper aux humains pour m'enfoncer dans le refuge des bois !
J'allais chercher mon imperméable dans mon ancienne chambre, redevenue la chambre de Carlo, et je fus frappée de constater combien j'étais éliminée déjà de l'atmosphère de la pièce. Comme une eau se reforme sur un corps englouti et l'absorbe dans son immense paix, l'air même m'avait absorbée et s'était refermé sur moi.
Je l'observais sans lui répondre. Elle parlait comme la rivière coulait, abondamment.
La solitude est l'ennemie des femmes. La plupart se marient contre la solitude et non pour l'amour.
Il dormait naturellement sur le divan du salon. Que ferait Carlo s'il ne dormait pas ? Boire. Il boit en attendant de dormir et il dort parce qu'il a bu.