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Critique de Eliseplr


« C'est la vie moderne, Mémé ! »

Un petit garçon, pas plus d'une dizaine d'années, accompagne sa grand-mère dans une longue marche à travers tout Paris. Il doivent se rendre à Champigny pour rejoindre leur famille, mais elle ne veut pas prendre le métro. Elle dit qu'ils ont tout leur temps. Elle veut marcher. D'abord rue Truffaut, puis La Fourche, Place de Clichy, La Chapelle, Stalingrad… Ils voient des gens, de tous types et de tous âges, de toutes classes sociales et occupés à diverses activités - certains sont garçons de café, ou vendeurs, ou mercier.ère.s, d'autres lisent en terrasse, habitent dans des péniches, etc. Ils passent et regardent. Et chacune de ces petites scénettes, de ces petites vignettes, est un prétexte à débat entre la Mémé, la grand-mère Étoile qui vient d'Algérie et son petit-fils, qui a adopté les coutumes et la mentalité française. Ce merveilleux duo cristallise la confrontation des « Deux Mondes » : elle vient d'un pays de l'autre côté de la mer, où la place est encore aux aînés, où le métro n'existe pas, mais où Dieu par contre existe pour tout le monde indubitablement. Lui est jeune, et ne connaît qu'une société occidentale contemporaine, où les choses vont vite et elles sont comme elles sont. Cette mémé Étoile, elle ne comprend pas ; elle ne fait rien comme il faut, elle est agaçante. Mais, paradoxalement, c'est parfois elle qui pose un regard d'enfant sur le monde, comme quand elle s'indigne que l'on puisse laisser un homme à la rue. Lui, déjà cynique, lui répond que les choses sont comme ça, et même qu'il boit ! Les rôles sont inversés.
Elle, elle croit encore un peu trop à l'illusion référentielle, elle se lève au cinéma pour bénir Moïse comme les enfants qui ne comprennent pas les subterfuges, mais aussi comme les vieux qui sont dépassés par la technologie (qu'est-ce qu'elle connaît au cinéma?). C'est bien connu, à partir d'un certain âge, les vieilles personnes deviennent de grands enfants… Elle est anachronique, Étoile, un vestige du passé qui ne parvient pas à s'adapter à cette société nouvelle : elle critique la minijupe d'une jeune fille, elle dit que c'est vulgaire. Chez elle, les femmes ne s'habillent pas comme ça. Elle est têtue, elle n'écoute pas ce que lui dit son petit-fils. Ses valeurs lui sont dictées par Dieu, et le plus important, c'est la famille. Elle ne peut pas comprendre une société laïque occidentale dans une capitale de plusieurs millions d'habitants.
Elle incarne néanmoins (mais pas toujours, l'auteur moque aussi beaucoup ses travers) une forme de sagesse. On peut ainsi penser au personnage de Jean de Lery par exemple, qui rapporte un dialogue qu'il avait eu avec un vieux sage local dans son livre L'histoire d'un Voyage fait en la Terre du Brésil. Ce dernier s'effraie de la folie des colons européens, qui veulent tout conquérir, tout posséder, qui ne pensent qu'à thésauriser. Que faites-vous de tout cet argent ? demande-t-il. Eux ne lèguent que la terre à leurs petits enfants, et cette terre-là peut tout leur donner et tout leur prodiguer. C'est un même dispositif : un personnage non européen, vieux et donc sage, critique des codes, des valeurs, des pratiques que nous ne questionnons pas, ou peu. Son appartenance à une autre culture lui donne un regard neuf, son âge, un droit de parole.
Mémé questionne l'absurdité et parfois, l'inhumanité de nos pratiques : laisser un homme seul à la rue, c'est mal, mettre de l'eau en bouteille et la vendre, cela semble erroné en effet, mais nous n'interrogeons pas ces choses qui font partie intégrante de nos vies, nous autres occidentaux.
La religion est une question centrale qui revient à plusieurs reprises : d'abord, où est Dieu ? Mémé est incapable d'apporter une réponse satisfaisante au petit garçon qui lui demande pourquoi le cousin Moïse ce n'est pas aussi Moïse le prophète. Puis ensuite, elle blâme les catholiques pour la guerre d'Algérie, parce qu'ils les ont forcé à fuir. C'est un beau passage, quand elle parle de la double mort métaphorique des ancêtres : la première, la vraie, et l'autre parce qu'ils ne peuvent plus venir se recueillir sur leurs tombes, comme ils le faisaient toujours avant…
Toutefois, elle-même est incapable de remettre en question les valeurs et les coutumes qui lui ont été inculquées : c'est là toute l'ambiguïté du personnage. Elle accepte ainsi entièrement la domination patriarcale qu'elle a connue, et remercie son père de lui avoir choisi un mari sans lui demander son avis, arguant qu'il a fait pour elle le meilleur choix. Elle dit que les femmes qui fument et boivent du vin (les françaises) sont l'engeance du Diable. Chez elle, les femmes n'avaient pas le droit d'aller à l'école ou d'étudier ; mais cela lui semble normal, naturel.

Cette nouvelle très théâtrale raconte donc ce choc des cultures et des générations, au travers de personnages que l'on pourrait qualifier de diamétralement opposés, et d'une épopée parisienne pleine de rebondissements. Cependant, l'auteur parvient à éviter les manichéismes : les deux personnages sont clichés, mais tout à fait vraisemblables ( puisqu'il s'agit de lui même et de sa grand-mère, comme il l'écrit dans sa postface) et ni l'un ni l'autre ne dit toujours entièrement le vrai ou le faux. Chacun saisit des parts de (sa) vérité dans sa Weltanschauung - sa vision du monde. Il est peut-être à déplorer qu'ils ne se soient pas plus écoutés.
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