Citations sur Merci bien pour la vie (14)
Le problème principal, c'était la fatigue qui pesait sur les jambes de Jojo, ça ne va pas en s'arrangeant, l'équilibre, à force d'enchaîner toujours les mêmes gestes, elle savait qu'elle ne pouvait revendiquer aucun niveau minimum de bien-être dans la vie, mais on avait bien le droit de se demander de temps à autre pourquoi les gens ne cessaient de gâcher ce bref séjour sur cette terre. Ce n'étaient pas les maladies, la chute des cheveux, les tremblements de terre, c'étaient la bassesse de ceux qui se croyaient dans leur bon droit, leur jalousie face à la liberté d'autrui qui rendaient ça si difficile, la vie.
Nous, nous ne dorlotons pas nos enfants, la vie ne va pas être tendre avec eux au prétexte que leurs parents n’ont pas été à la hauteur. Nous faisons de nos enfants des êtres endurants, qui sont maîtres de leur corps et ne bronchent pas en cas d’intempéries, ne cessait-elle d’expliquer aux éducateurs quand l’un d’eux demandait si des enfants transis jusqu’aux os étaient conformes à l’esprit du socialisme.
Elle avait conscience que tout était éphémère, et le savoir n’était en rien une libération. À mesure qu’elle vieillissait, elle avait de plus en plus de mal à comprendre pourquoi il lui fallait lutter contre sa lassitude. À quoi bon affronter la douleur, combattre le cancer, surmonter les échecs amoureux, rester en forme et en bonne santé, se cultiver et faire de soi quelqu’un de bien pour finir en un rien de temps six pieds sous terre, oublié de tous.
Pour les gens, le plus était devenu un peu beaucoup, victimes d'un malaise inconscient dû au surmenage, ils ne résistaient au quotidien qu'à coups de cachets, la nostalgie du bon vieux temps qui n'avait jamais existé gagnait secrètement du terrain, tout était trop étroit, trop rapide, trop grand, trop plein, trop gros, trop coloré, trop fort et trop connecté, une humeur massacrante se propageait à l'échelle mondiale.
La femme observa l'enfant. Sa tête paraissait légèrement trop grosse dans sa rondeur absurde, mais elle ne voyait aucun autre défaut pour justifier une atmosphère aussi étrange que celle qui régnait alors dans la salle de travail. Seul le regard de l'enfant, un regard las et presque adulte, était troublant. Pour peu qu'on prête une once d'intelligence à cette petite crevette, tout laissait croire qu'il aurait voulu disparaître et retourner sur-le-champ là d'où il venait.
Le monde appartenait au sexe masculin et ici, dans la partie est de ce pays séparé entre bien et mal, personne ne s’en étonnait. Les hommes de couleur ne se trouvaient qu’en Afrique et dans les livres, on se contentait de suivre ce qui se passait dans sa petite ville, son petit pays, et ce n’était pas grand-chose, tout était dans le journal.
(...) Mais Mme Meier était là elle aussi en train de pleurer, et ça faisait du bien d'être responsable de quelqu'un. Ça permet de s'oublier soi-même, et Jojo était étonnée de voir que si peu de monde semblait connaître ce secret. (...)
(...) C'est qu'on avait besoin d'eux, dans les moments de faiblesse, ces amis proches, amants, dont les livres, les chansons, les poèmes étaient truffés, autant de mots auxquels Jojo était étranger. Et le froid est glacial quand on ne sait même pas que ce qui nous manque est une personne pour nous soutenir.
(...) n'importe quelle autre secte aurait pu faire l'affaire, mais ce Dieu était le gourou le plus familier, aucune brouille à craindre avec les parents, on n'allait pas se faire exclure de la société, il n'y avait pas besoin de se tondre le crâne, pas de robes rouges à enfiler. Avec ce Dieu-là, ça passait comme une lettre à la poste.
Ce n’était pas correct. Ce n’était pas juste de cracher sur quelqu’un, de l’obliger à s’agenouiller, de le frapper, de se moquer de lui, de l’enfermer à l’orphelinat, ce n’était pas juste de faire des enfants que personne ne voulait cajoler, c’était à désespérer, ce monde où les plus bruyants et cruels gagnaient à tous les coups.