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Critique de lebelier


On ne commence pas à lire impunément les carnets de notes de Bergounioux sans se prendre à son propre piège. Quand j'ai vu le volume de plus de 1200 pages, je me suis dit que j'allais y picorer, glanant une phrase ici et là, un jour particulier dans une année particulière. Histoire de lire un peu cet auteur tant vanté par un ami. Et voilà ! Chemin faisant, au fil du temps, on lit une page puis deux, puis dix ; et l'on se prend à s'isoler quand on a un moment à soi – et Dieu sait si les vacances sont faites pour ça – et l'on lit sagement dans son fauteuil, son canapé pour se retrouver un mois et demi après au bout du volume.
Car l'ouvrage se lit comme un roman très autobiographique. Bien sûr, l'auteur choisit les moments qu'il raconte, les personnes dont il parle car il se veut concis. Il y a des semaines pleines, des semaines plus « ordinaires » si tant est que la vie de quiconque le soit. Sa compagne Cathy, ses enfants Jean et Paul – noms apostoliques s'il en est – son ami Mitch, François Bon ou Christian Signol (le camarade de pêche) en deviennent de vrais personnages de roman. Hormis le filtre toujours évident de l'auteur, il illustre parfaitement le miroir De Stendhal puisque l'auteur se renvoie sa propre image et sa subjectivité. La nôtre de ce fait.
D'ailleurs Pierre Bergounioux est un personnage polymorphe. C'est le père inquiet et attendri par ces grands garçons qui s'occupent de lui lorsqu'il se trouve mal – l'un est médecin, ça aide…-, c'est le professeur de collège qui peste contre « l'inculture triomphante » de notre (son) époque,

- "Deux heures de cours, devant les élèves distraits des lundis. Ils sont encore sous le coup de la vie prosaïque, digestive, sportive, imbécile du week-end.
- C'est à ce niveau, à hauteur d'homme, d'enfant que se mesure le désastre où nous ont conduits, depuis trente ans, les politiques –inculture triomphante, cynisme tranquille, mépris du civisme et dégradation vertigineuse du facteur subjectif."

c'est l'amoureux qui contemple encore et toujours « la fée de [s]on adolescence » dans ses actions simples et qui ne cesse de s'émerveiller – ce qui vaut de très belles pages -, c'est l'écrivain sollicité de toutes parts et qui remplit sa mission, écrivant un article ici, se rendant à une conférence là ; c'est aussi le sociologue qui, lorsqu'il voyage en train ou s'attable dans un bar porte un regard sévère sur ses contemporains ; ainsi, sur une jeune femme qui l'agace :

"Quand elle n'est pas accrochée à son portable à débiter d'affreuses platitudes, d'une voix contente et veule, c'est son MP3 qui crachouille et ça dure tout le voyage."

C'est le lecteur infatigable, toujours curieux de tout, littérature, philosophie, économie politique… ; c'est l'artiste qui se coltine avec le vieux fer, pour se délasser de son travail intellectuel mais c'est aussi un homme ordinaire qui va faire ses courses, étend des lessives, achète du pain et des cigarettes, conduit sa voiture en révision et aussi l'usager des services de la poste ou de l'hôpital restant encore lui-même un fils soucieux de sa vieille maman.
Or donc « l'ermite de Gif-sur Yvette » nous livre ses tranches de vie, comme ça, avec çà et là quelques pensées bien senties avec pour obsession le temps qui passe :

- "Quelle triste fantaisie ! Je passe mon temps à noter que mon temps se passait à noter le passage du temps."

"Le temps nous rend étranger à celui qu'on était au début. Et c'est lui, pourtant, qui a décidé de nos buts, de nos travaux, de nos amours, du restant de nos jours."

La mort qui plane omniprésente avec le souvenir de ceux qui ne sont plus et la réalité de sa propre condition :

"Je songe à ce qui fut, ici, à ce qui est, à notre précarité, au néant qui nous attend et dont il me semble déjà percevoir l'haleine dans les ténèbres muettes."

On dirait du Lamartine.
Dire de Bergounioux qu'il est nostalgique et romantique est un doux euphémisme. Rien ne lui plaît tant que ces paysages de campagne inchangés, ses vieilles automobiles (il admire un jour une 403 qui avait transporté sa belle au temps jadis) et comme il le dit lui-même :

"Je n'habite plus ce temps, ce monde. Tout du passé."

Ce qui fut passionnant dans cette lecture c'est le rapport que, nous, lecteurs –en tout cas moi – ayons pu avoir avec le personnage-auteur. Combien de fois m'est-il arrivé de l'invectiver tout haut au risque de passer pour un autiste : « Quoi ! Il se plaint encore ! Il enseigne aux Beaux-arts à des gens intéressants, entouré de collègues qui le sont tout autant, il a une compagne qu'il aime et qui s'avère être une vraie fée du logis et embellit sa vie, des fils aimant et qui ont réussi chacun à leur manière, il a du temps pour lui, faire ce qu'il lui plaît et il geint encore… » Car le bonhomme a un côté « grognon », « ronchon » qui peut agacer mais qui m'a plutôt amusé, un jugement assez tranchant, se demandant par exemple ce que font ces gens au bar à une heure pareille au lieu de travailler alors que lui-même s'y trouve. Mais on s'y attache au et cela m'a permis (il est d'un peu plus de 10 ans mon aîné) de me projeter dans l'avenir précaire de la soixantaine (mais je pense fumer moins !), de diagnostiquer les vertiges d'hypertension qui peuvent empoisonner l'existence, où le jour qui point devient un mystère, le voyage en RER, un suspense. On a parfois envie de lui dire : « Allons tout ne va pas si mal ! Vous êtes un incorrigible romantique ! » Mais pourquoi, après tout, serait-ce un défaut ?
Et puis il y a ces complexes qu'il nous donne de rester au lit, de paresser dans la journée – j'ai commencé la lecture du carnet de notes fin juillet – avec ces « Levé à six heures… ». Sa vie est réglée comme du papier à musique avec quelques variantes ici et là. Il y a des thèmes récurrents : « Cathy me dépose à Courcelle …» ; « courses au supermarché des Ulis… »
Donc une lecture très prenante. Attention l'accoutumance vient très vite ! Mais on n'est pas déçu et l'on se retrouve beaucoup dans tout ce que l'auteur a d'humain.

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