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Critique de Apoapo


La question de l'origine du langage, avec son lot d'implications anthropocentriques (la communication et/ou le langage sont-ils une spécificité humaine?), de renvois à l'oiseuse opposition entre biologie évolutionniste (nature) et culture (la fonction du langage est-elle plutôt génétique ou culturelle?), voire son corollaire sur la primauté de l'oeuf ou de la poule – l'intelligence humaine a-t-elle permis la parution du langage ou celui-ci le développement de celle-là ? – a été un dilemme apparemment si insoluble dans le monde scientifique durant des siècles, que la Société de linguistique de Paris, en 1866, avait stipulé l'interdiction de toute communication sur ce sujet : art. 2 de son statut, fin de non recevoir !
Depuis, il y a eu la contribution cruciale mais ambivalente puis carrément ambiguë de Noam Chomsky. Et voilà qu'en 2009 Derek Bickerton, linguiste spécialiste des pidgins depuis sa chaire de Hawaï, avec une hardiesse primesautière que seules permettent la condition d'octogénaire, une « forma mentis » radicalement interdisciplinaire et l'application d'une théorie biologique récente, vient y apporter une réponse paradigmatique, sinon définitive dans tous ses aspects. La linguistique, mais aussi la génétique néo-darwinienne sous forme de la thèse de « la construction de la niche écologique », l'éthologie comparée, la paléontologie et la paléoanthropologie sont convoquées dans un sommet de vulgarisation scientifique dont la démonstration est construite avec la solidité d'un monument plus pérenne que l'airain et dont la prose est aussi légère et lisible qu'un roman... en mêlant les réfutations serrées des thèses compliquées des collègues aux envolées les plus imagées (pour ne pas dire imaginaires) sur les motivations et les prouesses communicatives de l'ancêtre hominidé, charognard opportuniste et pugnace, qui s'efforça de recruter le plus grand attroupement possible de congénères afin de rivaliser avec succès avec des meutes de hyènes dans le dépècement d'une grosse aubaine carnassière, invisible car située à quelque distance...
Pour prouver la validité de sa théorie, le linguiste se pose d'emblée un certain nombre de défis : de pouvoir imaginer les débuts du langage avec un lexique de pas plus de dix signes, alignés sans structure syntaxique ; de pouvoir expliquer en quoi consiste l'unicité du langage humain et la raison pour laquelle les autres espèces ne communiquent pas comme nous ; de pouvoir justifier la crédibilité du système langagier (alors qu'il est avéré que les primates sont déjà en capacité d'utiliser le mensonge et le bluff) ; de pouvoir démontrer les avancées évolutives du langage en termes de bénéfices au moins autant aux locuteurs qu'aux auditeurs (bénéficiaires de l'information partagée) – sans quoi le mécanisme de la sélection naturelle eût été inopérant.
Il serait difficile et fastidieux de tenter de reconstituer en synthèse cette démonstration, et par ailleurs, n'étant un spécialiste en aucune des disciplines mentionnées, je ne saurais dire quels sont les progrès les plus originaux, les points les plus controversés, les éventuelles faiblesses bibliographiques de l'argumentaire qui semble d'une clarté absolument évidente donc convaincante. Je vais donc simplement évoquer les points sur lesquels il m'a paru que l'auteur s'est attardé le plus ou est revenu à plusieurs reprises.
La communication animale est un phénomène extrêmement répandu, selon l'optimum évolutif local de chaque espèce à l'intérieur de la niche écologique qui lui est propre. Cependant, le langage se différencie fondamentalement de tout les autres systèmes de communication animale, pour sa capacité d'abstraction, à savoir d'utiliser des concepts – ni de simples signes ni des catégories – qui transcendent les données sensibles présentes de l'individu émetteur du message.
L'évolution ne procède pas graduellement, mais par sauts et accumulations « autocatalytiques » qui mobilisent à la fois le génome et l'expérience de l'individu, dans une diversification exponentielle qui constitue un processus déclenché par une modification de la niche écologique : par conséquent, la mutation des espèces mais aussi l'origine du langage se justifient par l'adaptation de Homo à l'intérieur d'une niche écologique originale lui étant propre et ayant ses nécessités évolutives spécifiques. le langage s'est développé dès lors que Homo en a eu besoin pour des raisons de recrutement de congénères liées à un changement de son régime alimentaire.
L'apparition du langage n'a pas été une conséquence d'un supposé développement cérébral préalable, mais au contraire l'abstraction a modifié la manière de penser, en reconfigurant le cerveau de façon à favoriser l'abstraction et la hiérarchisation ; ensuite, progressivement, les mécanismes de la grammaire transformationnelle se sont installés au fur et à mesure d'une lente évolution successive, à l'instar de la lente évolution des outils de pierre. Par conséquent, il est opportun de distinguer entre le protolangage, qui ressemble aux pidgins, et le langage qui possède une structure grammaticale, de même que les pidgins se transforment en créoles.
L'évolution du langage – et de la capacité réflexive et cognitive – fonctionne de manière analogue à celle de la construction de la niche écologique : il faut cesser de chercher des ressemblances avec les systèmes de communication des primates, bien qu'ils soient génétiquement les plus proches de nous, et envisager que le langage nous a portés à une évolution démographique, productiviste (domestication d'autres espèces), sociale (rigidité des rôles), voire politique (contrôle social) proche de celle des fourmis. Sur ce cri d'alarme liberticide digne de la science-fiction animalière se clôt l'essai :
« Pourquoi, d'après vous, quand un groupe de chasseurs-cueilleurs se retrouve piégé dans le vortex de la "civilisation", tant de ses membres semblent subir une sorte de mort spirituelle, et nombre d'entre eux versent dans la drogue, l'alcool, la violence irrationnelle ou le suicide de désespoir ? Réfléchissez-y.
Et réfléchissez à ceci : depuis dix mille ans, depuis la naissance des villes et des gouvernements, nous avons écarté les membres les plus indépendants et les plus individualistes de notre espèce. Rebelles, révolutionnaires, hérétiques, criminels, martyrs – tous ceux qui s'opposaient aux normes de la société – ont été systématiquement emprisonnés, exilés, assassinés ou exécutés […] Comme la grande majorité mourait jeune ou passait ses années de procréation dans des prisons unisexes, leur contribution au patrimoine génétique humain a été négligeable. Mais les passifs, les complaisants, les loyaux, les obéissants... ont proliféré comme le haricot magique, propageant leurs graines à tout vent. Cela n'a-t-il réellement aucun effet sur la nature humaine ? » (p. 270)
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