J'ai terminé ce livre d'une seule traite (bien que j'ai dû faire des haltes pour absorber assez sensiblement certaines figures de style ou pour reprendre mon souffle après des phrases d'une grande éloquence). Mais comment alors parler d'un livre dont le grand
Borges aurait jugé qu'il soit pas moins que "parfait", dans la même préface dans laquelle il fustige "les écrivains russes et des descendants de russes" le roman psychologique et même
Proust ?
Pour commencer, laissons de côté
Borges et ses considérations stylistiques et littéraires (toutes proportions gardées), et penchons nous ce court roman d'à peine 120 pages. Un petit bijou littéraire au sens le plus complet du terme. L'écriture est soignée, le verbe maîtrisé, et la tournure des phrases est d'une telle concision et subtilité qu'on pourrait reprendre la lecture du début juste après l'avoir terminée sans en perdre une miette de plaisir et d'admiration.
J'ai pensé au début que le narrateur serait Morel en train de voir son propre image, ayant atteint par son invention cette éternité tant voulue où son corps se détache de "ce qui concerne la conscience", surtout quand il nous paraît évident que les deux personnages traitent du même sujet d'étude (ou obssession) de l'immortalité, que les deux partagent l'amour d'une même femme qu'ils jugent inaccessible. Mais le fait qu'une telle circularité ne soit pas réalisée ne m'a guère déçu, bien au contraire. La crédibilité (et la réalité) du narrateur en était revigorée, ayant ainsi une existence propre, il donne à l'invention de Morel un caractère tout à fait concret. Il est la conscience "extérieure" qui confirme la présence et l'île, et de l'invention, et des images. J'avoue que j'ai craint que tout ne soit que les hallucinations d'un esprit fragile et fièvreux. Et que le roman ne soit un énième jeu psychologique à la "Shutter Island" du cinéaste Scorsese (ou est-ce le cas?).
Un autre point intéressant est l'ingéniosité du narrateur (de Casares) à dénicher à chaque situation surnaturelle des explications étrangement logiques et simples, poussant encore plus loin les limites du plausible et déstabilisant ainsi la conception même du lecteur de la réalité. Cela m'évoque une citation de Dostoyevski, aux premières pages des frères Karamazov, quand Alioscha dit (et je paraphrase) :
"Si un mécréant assiste à un miracle, il démentirait ses sens. Mais si un homme de foi en fera la vision, il dirait, voici un phénomène qui s'est réalisé et dont je ne connais peut-être pas encore les lois. Chez le croyant, ce n'est pas la foi qui naît du miracle, mais le miracle qui naît de la foi "
La façon dont l'amour est illustré ici est très touchante, l'objet aimé étant par défaut inacessible, l'amour en est intensifié, et l'inacessibilité ici étant totale, l'intensité en est maximale: le sacrifice atteint sa justification ultime, l'amour son idéal ultime, puisqu'il exclusivement unilatéral sans rester admirateur ou être rejeté, il est étranger mais proche, inconnu mais intime. Il "espère" d'être aimé de Faustine sans avoir la possibilité d'espérer, et l'espoir aussi est ainsi aveuglant et pur.
Je trouve que la plus belle phrase du livre (et il y en a tellement) :
" Mais je me donne comme prétexte que mes actes me préparent maintenant un de ces trois destins : la compagnie de la femme, la solitude (c'est-à-dire la mort dans laquelle j'ai passé ces dernières années, et qui est impossible désormais après avoir contemplé la femme), ou l'affreuse Justice."
Cette phrase transcende de loin le simple contexte de l'histoire et peut se lire (ainsi que le roman par extrapolation) comme une allégorie de la condition humaine, coincée souvent entre la solitude et l'excentricité et ses affres et périls, l'amour et le désir de l'objet aimée et son oublieuse fascination, délice et torture, ou la Justice, qui peut symbolisait le côté "social" de la vie, représenté par l'Etat, les lois, la société, les exigences extérieures.
La série américaine "Westworld" semble s'inspirer tellement (ou est-ce une coincidence?) du concept de l'invention de Morel, du moins sur l'idée d'images ayant une vie répétitive dépendant uniquement de machines et dont l'existence ou non d'une âme serait un sujet à débat.
Pour conclure, il s'agit absolument d'un chef-d'oeuvre d'une inspiration originale et d'une finesse remarquable, un livre à lire plus d'une fois.
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